Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 22, 1845.djvu/59

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partit pour son long voyage par une bonne brise nord-ouest. Nous suivîmes une direction diagonale en sortant de la crique formée par les côtes de Long-Island et de New-Jersey, et nous perdîmes entièrement la terre de vue vers le milieu de l’après-midi. J’avais l’œil sur les hauteurs de Navesink, à mesure qu’elles s’évanouissaient comme des nuages vaporeux à l’occident, et il semblait qu’alors seulement je prenais possession de l’Océan. Mais un matelot du mât de misaine a peu le temps de se livrer au sentiment, lorsqu’il s’éloigne de son pays natal, et il en est très-peu, je crois, qui y soient portés. Pour ce qui est du temps, il faut rentrer les ancres et les mettre en place, d’étalinguer et rouer les câbles ; avoir des drisses toutes prêtes à passer, placer des cercles de bout dehors sur les vergues, et faire ces mille préparatifs qui font d’un bâtiment le centre d’une activité tout aussi continuelle que l’atelier le mieux organisé. Nous fûmes ainsi occupés jusqu’au soir où il fallut régler et établir les quarts. Je fus de celui de M. Marbre, le vieux marin m’ayant choisi le quatrième ; honneur que je dus à l’activité que j’avais déployée sur les mâts. Rupert fut moins favorisé ; il fut du dernier quart, et choisi le dernier. M. Marbre, dans la nuit, me laissa entendre ce qui avait édicté ces deux choix :

— Voyez-vous, Miles, me dit-il, vous et moi nous irons bien ensemble ; j’ai vu cela tout de suite, car il y a du vif-argent dans votre personne. Quant à votre ami qui est dans l’autre quart, c’est une autre affaire ; le vieux a trouvé son homme, et je vous réponds que pendant le voyage, le gars mettra plus d’encre sur le papier que de goudron sur les manœuvres.

Il était assez bizarre que Rupert, qui avait joué le premier rôle dans les préliminaires de notre aventure, se trouvât ainsi placé à l’arrière-plan dès que la pratique succédait à la théorie.

Je n’ai pas l’intention de m’appesantir sur tous les détails de ce voyage, le premier que je fisse sur mer ; ce serait allonger inutilement le récit, sans intérêt pour le lecteur. Cependant je ne puis passer sous silence un incident qui arriva trois jours après notre départ, car il se lie à des événements ultérieurs assez importants. Tout était en ordre à bord ; le bâtiment avait marché à merveille, et nous étions à deux cents lieues de la côte, quand la voix du cuisinier, qui était descendu dans la cale pour chercher de l’eau, se fit entendre au milieu des barriques, en poussant un de ces cris que les poumons d’un noir peuvent seuls produire.

— Il y a deux nègres là-dessous ! s’écria M. Marbre après avoir écouté un instant, et jetant un coup d’œil autour de lui pour s’assu-