Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 23, 1845.djvu/205

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Il était dix heures quand le Polisson vint se ranger sous notre travers, et nous mîmes en panne. Il était évident que les Français nous reconnaissaient, et les clameurs qu’ils poussèrent pouvaient donner une idée de celles qui s’élevèrent sans doute dans la tour de Babel. Sachant que nous n’avions pas d’embarcation, M. Gallois ne perdit pas de temps, il mit sa yole à la mer, et vint en personne sur notre bord. Comme j’avais ordonné aux trois Français de rester en bas, il ne trouva sur le pont que Marbre, Diogène, Neb et moi.

— Parbleu, monsieur Wallingford, s’écria le corsaire en me saluant très-poliment en dépit des apparences, — c’est bien extraordinaire ! qu’avez-vous fait de mes hommes, hein ? est-ce que vous leur avez fait faire le plongeon comme à l’Anglais ?

La peine des explications me fut épargnée par l’apparition subite de mes trois prisonniers, qui, sans s’inquiéter de mes ordres, accoururent auprès de leur commandant, et se mirent à lui raconter tous à la fois ce qui s’était passé. Ce fut un tel déluge de paroles, de jurons, de compliments sur le caractère américain, qu’il était impossible d’y rien comprendre, et M. Gallois fut obligé de recourir à moi. Je lui fis un récit sincère des événements, en anglais, langue qu’il comprenait beaucoup mieux qu’il ne la parlait.

M. Gallois, à la rapacité d’un voleur de grand chemin, joignait toute l’urbanité française. Il n’avait pas toujours été corsaire, et son jugement n’était pas complètement faussé par l’amour exclusif de l’or. Quand j’eus fini, il se mit à rire. Je m’étais permis de plaisanter un peu aux dépens de ce bon M. Le Gros, qui avait eu la complaisance de quitter le navire et de me piloter dans la baie, et M. Gallois ne l’épargna pas davantage.

Tenez, mon ami ! me dit-il en me serrant la main, tandis qu’il jetait un coup d’œil sur la corvette, qui n’était plus qu’à une lieue de distance ; vous êtes un brave garçon. J’admire votre esprit ! votre évasion est admirable, et je regrette vivement de ne pouvoir cultiver plus longtemps votre connaissance. Mais je suis obligé de vous quitter. — Mille pardons. — Vous n’avez pas trop de monde avec vous ; mais que voulez-vous ? c’est impossible d’abandonner ses compatriotes. — Allons, mes enfants, au canot !

Les trois Français n’attendirent pas ma permission pour nous quitter. M. Gallois passa le dernier dans le canot, après m’avoir de nouveau serré la main, et m’avoir renouvelé ses regrets de ne pou-