Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 23, 1845.djvu/56

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d’un air pensif ; il n’y a rien qui puisse les remplacer dans ce monde. C’était bien triste pour lui de vivre ainsi toujours seul, sans se connaître aucun parent.

— Ce qui le tourmentait le plus, c’était la crainte d’avoir à rougir de sa naissance. Marbre, sous une enveloppe un peu rude, cache un cœur aimant.

— Comment se fait-il qu’il n’ait jamais songé à se marier ? Ainsi, du moins, il aurait pu se faire une famille ?

— Cette réflexion part bien du cœur tendre et dévoué d’une femme, chère Lucie ; mais un marin doit-il se marier ? Sir John Jervis répétait toujours, m’a-t-on dit, qu’un marin n’est plus bon à rien dès qu’il est marié ; et je crois que Marbre aime tant son navire qu’il saurait à peine aimer sa femme.

Lucie ne répondit rien à cette boutade, qui m’échappa je ne sais comment. Il y a des moments d’amertume où le cœur à ses caprices, et dit tout le contraire de ce qu’il pense. Honteux de moi-même, et n’osant risquer des explications qui pouvaient aggraver le mal, je marchai quelque temps en silence, et Lucie en fit autant. Je doute qu’elle eût été très-contente de ma remarque ; mais le sujet dont elle avait à me parler pesait trop sur son cœur pour qu’elle pût penser beaucoup à autre chose.

— Miles, dit-elle enfin, quel dommage que nous ayons rencontré cet autre sloop ce matin !

Je m’arrêtai court pour la regarder en face ; le son de sa voix avait une expression qui m’épouvantait malgré moi ; de grosses larmes tremblaient sur ses paupières ; tout en elle annonçait une profonde émotion mal contenue.

— Vous voulez me parler de Grace ! m’écriai-je, quoique je fusse près de suffoquer.

— Et de qui pourrais-je m’occuper, Miles, quand je pense que c’est mon propre frère qui l’a réduite en cet état !

Que répondre à un pareil discours, et comment aurais-je pu avoir le triste courage de chercher à atténuer les torts de Rupert !

— Grace est donc plus mal par suite de cette fatale rencontre ? me risquai-je à demander.

— Oh ! Miles ! quelle conversation je viens d’avoir avec elle ! Elle parle comme un être qui n’appartiendrait déjà plus à la terre. Elle n’a plus de secrets pour moi. Graduellement je l’ai amenée à me tout