Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 3, 1839.djvu/158

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son extraordinaire dont Borroughcliffe avait été surpris à son arrivée. Sa physionomie prit un air de curiosité froide et réfléchie, accompagné de toute l’attention qu’exigeait sa situation.

— Il est possible que nous nous soyons rencontrés quelque part, dit Manuel, car ce n’est pas d’hier que je suis entré au service, et cependant je ne sais pas trop où vous pourriez m’avoir vu. Avez-vous jamais été prisonnier de guerre ?

— Hum ? pas tout à fait si malheureux ; j’ai été seulement une sorte de combattant non combattant par convention. J’ai partagé les fatigues de l’armée anglaise en Amérique, ses dangers, sa gloire, ses victoires un peu équivoques, où nous mettrons en fuite et où nous taillions en pièces une foule de rebelles qui n’existaient pas. Enfin, pour mon malheur, je fus compris dans la capitulation de Burgoyne ; mais passons cela. Vous ne savez pas où je vous ai vu ? Je vous ai vu à la caserne, à la parade, à l’armée, sur le champ de bataille : je vous ai vu partout, excepté dans un salon.

Manuel le regarda avec surprise et inquiétude en l’entendant parler avec un ton d’assurance qui menaçait de mettre sa vie en danger, et l’on peut croire qu’une sensation désagréable le prit de nouveau à la gorge, car il but un grand verre de vin pour faciliter le passage de ses paroles. — Oui, c’est aujourd’hui la première fois que je vous ai vu dans un salon.

— En jureriez-vous ? Savez-vous quel est mon nom ?

— J’en prêterais serment devant toutes les cours de la chrétienté ; et quant à votre nom, c’est… c’est… Fugleman.

— Je veux être damné si c’est mon nom ! s’écria Manuel avec joie.

— Ne jurez pas ! dit Borroughcliffe d’un ton grave. Qu’est-ce qu’un nom ? rien qu’un vain son. Donne-toi le nom que tu voudras, je te connais. Ton nom est soldat. Il est gravé sur ton front martial. La raideur de ton genou le proclame. Je doute que ce membre rebelle sache plier même pour la prière.

— Allons, Monsieur, dit Manuel en prenant un ton plus sérieux, trêve à ce badinage, et faites-moi connaître tout d’un coup ce que vous me voulez. Membre rebelle ! En vérité, ces drôles appelleront bientôt le firmament de l’Amérique un ciel rebelle !

— J’aime ta fierté, mon garçon, reprit Borroughcliffe avec le plus grand sang-froid ; elle sied à un soldat comme sa giberne et son ceinturon : mais c’est l’user en pure perte que de l’employer