Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 6, 1839.djvu/217

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semblait rempli. Nous les prîmes, nous les salâmes, et ce fut dès ce moment que commença notre prospérité[1].

— Oui, dit Richard, ce fut moi qui présidai à leur salaison, et qui en fis ensuite la distribution. Je fus même obligé alors de faire établir par Benjamin une enceinte de cordes autour de moi ; car ces pauvres diables, qui venaient chercher leur ration, ne vivant depuis longtemps que d’oignons sauvages, sentaient l’ail à n’empester. Vous étiez bien jeune alors, Bess, mais vous ne connaissiez pas toutes nos misères, car nous avions soin de vous empêcher, vous et votre mère, de les partager. Cette année me mit bien en arrière pour la multiplication de mes cochons et de mes dindons.

— Celui qui ne connaît que par ouï-dire les travaux d’un nouvel établissement, dit Marmaduke, ne s’imagine guère de combien de peines et de souffrances cette entreprise est accompagnée. Ce canton est encore sauvage à vos yeux, Élisabeth ; mais quelle différence de ce qu’il était quand j’arrivai pour la première fois dans ces montagnes ! Le matin même de mon arrivée je laissai mes compagnons dans ce que nous appelons aujourd’hui la vallée du Cerisier, et, suivant un sentier tracé par les animaux sauvages, je gravis jusqu’au sommet de la montagne que j’ai nommée depuis la montagne de la Vision. Là, je montai sur un arbre, et assis sur une des branches de sa cime, je restai plus d’une heure à contempler ce désert silencieux. Partout où se portaient mes regards, ils n’apercevaient que d’immenses forêts. Le seul espace découvert était la surface du lac, qui brillait comme une glace ; il était couvert de myriades de ces oiseaux aquatiques qui arrivent et qui partent à certaines époques de l’année. Pendant que j’étais dans cette situation, je vis une ourse, accompagnée de ses petits, s’approcher du lac pour y boire ; j’aperçus des daims parcourir les forêts ; mais pas une trace annonçant la présence de l’homme ne frappa mes yeux. Pas une hutte, pas un chemin, pas une verge de terrain cultivé ne se présentaient à mes regards. Ce n’était partout que bois et montagnes, et les divers ruisseaux qui donnent naissance à la Susquehanna étaient même cachés dans l’épaisseur des forêts.

— Et passâtes-vous la nuit seul, de cette manière ? demanda Élisabeth.

— Non, ma fille ; après avoir, pendant une heure, contemplé ce

  1. Tout cela est littéralement vrai.