Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 6, 1839.djvu/216

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— C’était une année de disette, ma fille. Les grains nécessaires à la vie se vendaient en Europe à très-haut prix, et des spéculateurs les accaparaient. Les émigrants qui allaient de l’est à l’ouest passaient d’ailleurs invariablement par les vallées de la Mohawk, et y dévoraient les subsistances comme une nuée de sauterelles. Les habitants des plaines allemandes n’étaient guère plus heureux que nous, et cependant tout ce que la nature n’exigeait pas d’eux impérieusement, ils l’épargnaient pour nous ; car, à cette époque, ils ne savaient pas ce que c’est qu’un spéculateur. Oui, ma fille, j’ai vu alors des hommes rapporter sur leurs épaules un sac de farine qu’ils avaient été chercher dans les moulins situés sur la Mohawk, pour nourrir leurs familles affamées, et qui, en arrivant, ne songeaient plus aux trente milles qu’ils avaient faits sous ce fardeau. Il ne faut pas oublier que c’était l’enfance de notre établissement. Nous n’avions ni moulins, ni grains, ni routes ; nos défrichements commençaient à peine ; nous n’avions que des bouches à nourrir, et le nombre de ces bouches augmentait tous les jours, car l’esprit d’émigration était répandu partout, et la disette qui régnait dans tous les cantons de l’est tendait à en faire partir bien du monde.

— Et comment avez-vous remédié à de pareils maux, mon père ? Vous étiez celui qui deviez souffrir le plus au moral, sinon au physique.

— C’est la vérité, Élisabeth. À cette époque cruelle, tous ceux qui m’avaient accompagné tournaient les yeux vers moi, comme vers celui dont ils devaient attendre du pain. Les besoins et les souffrances de leurs familles, la sombre perspective qui s’ouvrait devant eux, avaient paralysé leur courage et leur esprit entreprenant. La faim les poussait le matin dans les bois pour y chercher quelque nourriture, et le soir les voyait rentrer chez eux plus affaiblis, plus découragés que jamais. L’inaction alors ne m’était pas possible : j’achetai une cargaison de grains dans les greniers de la Pensylvanie ; je les fis embarquer à Albany ; ils remontèrent la Mohawk, arrivèrent ici sur des chevaux, et furent distribués en proportion des besoins de chaque famille. Ou fit des filets pour dérober aux lacs et aux rivières leurs poissons. Le ciel fit presque un miracle en notre faveur ; une troupe immense de harengs, s’écartant de leur course ordinaire, remontèrent la Susquehanna, et arrivèrent dans le lac en si grande quantité qu’il en