Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 3.djvu/225

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dispenser d’ajouter au dialogue de Corneille l’épreuve de la main serrée. Il traduit d’abord assez fidèlement le Rodrigue, as-tu du cœur ?


… Tendras valdiego.
… Tendras valor ?
Qualquiera orodrigo.
Qualquiera otro que no fuera
mi padre, y tal preguntara,

bien presto hallára la prueba ;


mais ensuite il imagine un long aparté de don Diègue pour motiver la nécessité de l’expérience corporelle ; le vieillard demande pour faire amitié la main de son fils, qui s’agenouille ; mais sentant sa main cruellement pressée, Rodrigue mord jusqu’au sang celle de son père. La traduction de Diamante se rattache ensuite à Corneille comme elle peut, mais en ayant bien soin de recommander l’épée de Mudarra. C’est ainsi qu’à cette époque on entendait le devoir des traducteurs ; mais il faut s’en prendre aussi à l’exigence d’un public espagnol en un sujet consacré comme le Cid.

Revenons à l’œuvre intéressante de Castro[1].

Le petit vers : A qui ofensa y alli espada, cité par Corneille comme emprunté par lui :

« Enfin tu sais l’affront, et tu tiens la vengeance[2], »


est un assez frappant exemple de la distance de l’action aux paroles qui sépare les deux poëtes. La vraie traduction de l’espagnol est dans le double geste du père, montrant d’abord sa joue visiblement meurtrie depuis le soufflet reçu, puis remettant aux mains de son fils l’épée de Mudarra. Nous ne pouvons plus savoir si pour réaliser le : Tu tiens la vengeance, Corneille conseillait à l’acteur de placer son

  1. Nous n’examinons ce poëte que comparativement à Corneille, et nous craindrions de faire une digression en remarquant que la tradition, à laquelle il obéit tout en choisissant, a dû lui causer aussi quelque embarras. Il y a dans ces légendes, tant de fois remaniées, bien des tons divers, selon le caractère plus ou moins rude des siècles qui les ont traitées successivement. Les détails de chevalerie et de cour, et d’autres encore, risquaient de faire dissonance et anachronisme avec des données plus anciennes et toujours accréditées. Un censeur espagnol qui aurait critiqué à ce point de vue Guillem de Castro aurait eu gain de cause. Il est curieux de remarquer que deux traditions contraires font de Rodrigue l’aîné ou le plus jeune des trois frères. Si le poëte Castro a eu de bonnes raisons pour faire de Rodrigue l’aîné, il faut convenir qu’il a rendu par là peu naturelle la conduite de don Diègue qui s’adresse d’abord à deux adolescents pour savoir s’il en fera ses champions contre Gormas. Un examen attentif ferait voir qu’en se résignant à cette faute, le poëte l’a fort bien sentie.
  2. Acte I, scène v, vers 286.