Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 3.djvu/401

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FULVIE.

Quel besoin toutefois de passer pour ingrate ? 85
Ne pouvez-vous haïr sans que la haine éclate ?
Assez d’autres sans vous n’ont pas mis en oubli
Par quelles cruautés son trône est établi :
Tant de braves Romains, tant d’illustres victimes,
Qu’à son ambition ont immolé ses crimes, 90
Laissent à leurs enfants d’assez vives douleurs
Pour venger votre perte en vengeant leurs malheurs.
Beaucoup l’ont entrepris, mille autres vont les suivre :
Qui vit haï de tous ne sauroit longtemps vivre.
Remettez à leurs bras les communs intérêts, 95
Et n’aidez leurs desseins que par des vœux secrets.

ÉMILIE.

Quoi ? je le haïrai sans tâcher de lui nuire ?
J’attendrai du hasard qu’il ose le détruire ?
Et je satisferai des devoirs si pressants
Par une haine obscure et des vœux impuissants ? 100
Sa perte, que je veux, me deviendroit amère,
Si quelqu’un l’immoloit à d’autres qu’à mon père ;
Et tu verrais mes pleurs couler pour son trépas,
Qui, le faisant périr, ne me vengeroit pas[1].
C’est une lâcheté que de remettre à d’autres 105
Les intérêts publics qui s’attachent aux nôtres.
Joignons à la douceur de venger nos parents,
La gloire qu’on remporte à punir les tyrans,
Et faisons publier par toute l’Italie :
« La liberté de Rome est l’œuvre d’Émilie ;110

  1. « Ce sentiment atroce et ces beaux vers ont été imité par Racine dans Andromaque (acte IV, scène iv) :
    S’il ignore en mourant qMa vengeance est perdue
    S’il ignore en mourant que c’est moi qui le tue. »
    (Voltaire.)