Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 3.djvu/402

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On a touché son âme, et son cœur s’est épris ;
Mais elle n’a donné son amour qu’à ce prix. »

FULVIE.

Votre amour à ce prix n’est qu’un présent funeste
Qui porte à votre amant sa perte manifeste.
Pensez mieux, Émilie, à quoi vous l’exposez, 115
Combien à cet écueil se sont déjà brisés ;
Ne vous aveuglez point quand sa mort est visible.

ÉMILIE.

Ah ! tu sais me frapper par où je suis sensible.
Quand je songe aux dangers que je lui fais courir[1],
La crainte de sa mort me fait déjà mourir ;120
Mon esprit en désordre à soi-même s’oppose :
Je veux et ne veux pas, je m’emporte et je n’ose ;
Et mon devoir confus, languissant, étonné,
Cède aux rébellions de mon cœur mutiné.
Tout beau, ma passion, deviens un peu moins forte ;125
Tu vois bien des hasards, ils sont grands, mais n’importe :
Cinna n’est pas perdu pour être hasardé.
De quelques légions qu’Auguste soit gardé,
Quelque soin qu’il se donne et quelque ordre qu’il tienne,
Qui méprise sa vie est maître de la sienne[2].130
Plus le péril est grand, plus doux en est le fruit ;
La vertu nous y jette, et la gloire le suit.
Quoi qu’il en soit, qu’Auguste ou que Cinna périsse,
Aux mânes paternels je dois ce sacrifice ;
Cinna me l’a promis en recevant ma foi,135
Et ce coup seul aussi le rend digne de moi.
Il est tard, après tout, de m’en vouloir dédire.
Aujourd’hui l’on s’assemble, aujourd’hui l’on conspire ;

  1. Var. Quand je songe aux hasards que je lui fais courir. (1643-56)
  2. Sénèque a dit dans sa ive épître : Quisquis vitam contempsit, tuæ dominus est. « Quiconque méprise la vie est maître de la tienne. »