Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 5.djvu/420

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grandes têtes, et c’est sans doute pourquoi jusqu’à présent la tragédie s’y est arrêtée. Elle a besoin de son appui pour les événements qu’elle traite ; et comme ils n’ont de l’éclat que parce qu’ils sont hors de la vraisemblance ordinaire, ils ne seroient pas croyables sans son autorité, qui agit avec empire et semble commander de croire ce qu’elle veut persuader. Mais je ne comprends point ce qui lui défend de descendre plus bas, quand il s’y rencontre des actions qui méritent qu’elle prenne soin de les imiter ; et je ne puis croire que l’hospitalité violée en la personne des filles de Scédase[1] qui n’étoit qu’un paysan de Leuctres, soit moins digne d’elle que l’assassinat d’Agamemnon par sa femme, ou la vengeance de cette mort par Oreste sur sa propre mère : quitte pour chausser le cothurne un peu plus bas :

Et tragicus plerumque dolet sermone pedestri[2].

Je dirai plus, Monsieur : la tragédie doit exciter de la pitié et de la crainte[3], et cela est de ses parties essentielles, puisqu’il entre dans sa définition[4]. Or s’il est vrai que ce dernier sentiment ne s’excite en nous par sa représentation que quand nous voyons souffrir nos semblables [5], et que leurs infortunes nous en font appréhender de pareilles, n’est-il pas vrai aussi qu’il y pourroit être excité plus fortement par la vue des malheurs arrivés aux personnes de notre condition, à qui nous ressemblons tout à fait, que par l’image de ceux qui font trébucher de leurs trônes les plus grands monarques, avec qui nous n’avons aucun rapport qu’en tant que nous sommes susceptibles des passions qui les ont jetés dans

  1. Voyez tome I, p. 55, note 1.
  2. Horace, Art poétique, vers 95.
  3. Voyez tome I, p. 52.
  4. Var. (édit. de 1650 in-8o) : puisqu’il entre dans la définition.
  5. Voyez tome I, p. 53.