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Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 1.djvu/150

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Qu’elle eût pris mes leçons quelques jours seulement,
J’aurais dans ses succès mon dédommagement.
    C’est ainsi que Thalie expose
    Son dépit au conseil des dieux.
Sa rivale soumet les cœurs, charme les yeux,
    La déesse perdra sa cause.

— Il y a longtemps qu’on ne nous avait rien donné d’aussi agréable que les Lettres d’une Péruvienne[1]. Elles contiennent tout ce que la tendresse a de plus vif, de plus délicat et de plus passionné. On n’y trouve point ces descriptions honteuses et ces voiles indécents qui révoltent également le bon sens et la pudeur, ni ces lieux communs et ce fade jargon de ruelle si fort en vogue aujourd’hui. C’est la nature embellie par le sentiment, c’est le sentiment qui s’exprime lui-même avez une élégante naïveté. À la vérité, c’est toujours l’amour que ces lettres peignent, mais sous des couleurs si nouvelles, si variées, si intéressantes, qu’on ne peut les lire sans être ému. Cet ouvrage, malgré son succès, a des défauts assez considérables. Le plan en est tout à fait vicieux. Il y a un grand nombre de lettres assez faibles. Le sentiment en est toujours dans la nature, mais les réflexions sont faibles, souvent même elles ne sont pas achevées. On trouve des situations qui manquent de vraisemblance. Il est impossible, par exemple, que Zélia, qui aime si éperdument son cher Aza, puisse ignorer que les soins et les attentions continuelles de Déterville pour elle sont un effet de l’amour qu’elle lui a inspiré. A-t-elle besoin de savoir la langue du chevalier pour apprendre qu’elle en est aimée ? Ses yeux le lui disent assez. Aza ne s’est-il pas servi quelquefois de leur langage avec elle dans ces moments où deux cœurs ne s’entendent jamais mieux que lorsque la bouche se tait ? Le portrait des mœurs françaises est vrai, mais superficiel. Mme de Graffigny, auteur de ces lettres, est veuve d’un homme de condition, major des gardes-du-corps du duc de Lorraine. Feu Mme la duchesse de Richelieu l’amena en France, et lui a laissé en mourant une pension de 1,000 écus, qui est assez mal payée. Cette femme, ne pouvant se distinguer par ce qui donne de l’éclat à nos femmes, s’est jetée dans le bel esprit, et vit avec les gens de lettres.

  1. La première édition (anonyme) venait de paraître, 1747, in-12.