Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 7.djvu/150

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peine la rupture survenue entre l’ex-citoyen de Genève et le philosophe d’Écosse ; et les Anglais furent assez sots pour s’occuper moins de cette grande affaire que de la formation du nouveau ministère et du changement du grand nom de Pitt en celui de comte de Chatham. À Paris, toute autre nouvelle fut rayée de la liste des sujets d’entretien pendant plus de huit jours, et la célébrité des deux combattants, qu’on se flattait de voir incessamment aux prises, absorba toute l’attention du public. Les partisans de M. Rousseau furent d’abord un peu étourdis de ce coup imprévu, et il survint à ses dévotes des migraines effroyables. Jusqu’à ce moment, toutes les personnes avec lesquelles M. Rousseau s’était brouillé après en avoir reçu des bienfaits, et il n’y en a pas mal, avaient toujours été condamnées dans son parti, sans autre forme de procès. Plus ces personnes mettaient de réserve dans leurs procédés envers l’illustre Jean-Jacques et moins elles daignaient s’en plaindre, plus elles étaient soupçonnées et souvent accusées assez hautement par ses dévots d’avoir eu des torts essentiels envers lui. On ne pouvait prendre la même tournure à l’égard de David Hume. La joie qu’on avait ressentie de sa liaison avec Jean‑Jacques était trop récente. On s’était tant applaudi des éloges réciproques dont ils s’accablaient l’un et l’autre ! On s’était tant promis de tirer de la durée de leur amitié un argument terrible contre les anciens amis de M. Rousseau ! D’ailleurs, la droiture et la bonhomie de M. Hume étaient trop bien établies en France ; les partisans de M. Rousseau avaient eux-mêmes tant vanté la chaleur avec laquelle son nouveau bienfaiteur avait travaillé pour lui procurer un sort heureux et tranquille en Angleterre ! et tout à coup le bon David se plaint d’être outragé par son ami Jean-Jacques de la manière la plus singulière et la plus indigne ! Cette aventure jeta le parti dans une étrange perplexité.

On sut bientôt confusément les détails de ce procès, un des plus bizarres et des plus extravagants, mais aussi des moins intéressants dont la mémoire se soit conservée parmi les hommes. On en parlait diversement et au hasard. M. Hume en avait adressé les principales pièces à M. d’Alembert, qui s’y trouvait impliqué contre toute attente ; M. Rousseau avait écrit, de son côté, à un libraire de Paris une lettre que je n’ai point vue, mais que ce libraire avait rendue publique, et dans la-