Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 7.djvu/152

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le philosophe d’Écosse aurait très-bien pu se résoudre à en courir les risques avec eux. Quoi qu’il en arrive, son Exposé sera à coup sûr bien vendu. M. Suard, seul éditeur de cet Exposé, a mis à la tête un avis des éditeurs, qu’il aurait tout aussi bien fait de supprimer.

Je ne me permettrai point de juger le fond de cet étrange procès. Quant à M. Hume, quoique je l’aie assez vu pour savoir ce qu’il en faut penser, je n’ai point l’honneur d’être lié avec lui d’amitié, et je pourrais me permettre d’être son juge. Quant à M. Rousseau, c’est autre chose. J’ai été intimement lié avec lui pendant plus de huit ans, et je le connais peut-être trop bien pour ne me point récuser quand il s’agit d’un jugement de rigueur sur ses faits et gestes. Il y a tout juste neuf ans que je me crus obligé de rompre avec lui tout commerce, quoique je n’eusse aucun reproche à lui faire qui fût relatif à moi, et qu’à son tour il ne m’eût jamais fait aucun reproche durant tout le temps de notre liaison. Vraisemblablement la probité et la justice ne me laissaient pas le choix entre une rupture ou le parti vil de trahir la vérité, et de déguiser mes sentiments d’une manière déshonnête dans une occasion décisive dont M. Rousseau m’avait constitué le juge fort mal à propos, mais dont je pouvais juger avec d’autant plus de sécurité que le procès m’était absolument étranger et que le fond en était bien plus ridicule que celui qu’il vient d’intenter à M. Hume. J’ai toujours pensé que c’est manquer essentiellement et impardonnablement à un homme que d’oser lui confier des sentiments révoltants, dans l’espérance qu’il pourra les approuver, les écouter du moins, et les passer sous silence. C’est dire à son ami : Je me flatte que vous n’avez au fond ni honneur ni délicatesse ; et je ne connais point d’offense plus grave. Je veux bien, d’ailleurs, qu’on soit fou ; mais j’exige que l’on soit toujours honnête homme, même dans ses accès de folie. Au reste, M. Rousseau est le seul ami que j’aie perdu dans ma vie, sans avoir eu à regretter sa mort. Il se brouilla successivement avec tous ses anciens amis, qui nous étaient presque tous communs, et les réforma l’un après l’autre. Il convient dans une de ses lettres qu’il a souvent changé d’amis ; mais il prétend cependant en avoir, et de très-solides, depuis vingt-cinq et trente ans. Je crois qu’il serait embarrassé d’en nommer un seul avec qui il ait conservé