Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 7.djvu/38

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M. Marmontel vient de publier sa traduction de la Pharsale de Lucain, annoncée depuis si longtemps, et dont il avait inséré plusieurs échantillons dans le Mercure de France. La traduction que M. Masson, trésorier de France, a publiée de ce poëme l’année dernière n’a point empêché M. Marmontel de faire imprimer la sienne en deux volumes in-8o, d’une impression soignée et ornée de tout le luxe d’estampes et de vignettes qui s’est introduit depuis très-peu de temps, au grand dommage des acheteurs[1]. D’un autre côté, cette édition magnifique n’a point empêché M. le trésorier de France d’en faire une nouvelle de sa traduction ; et ni M. Marmontel, ni M. Masson, n’empêcheront le public de penser de la Pharsale ce que l’arrêt irrévocable des gens de goût a prononcé depuis plus de quinze siècles.

On a souvent reproché à M. Marmontel sa passion pour ce poëte. Aussi a-t-il eu soin d’en parler dans sa préface avec une extrême modération. C’est comme un amant qui, n’osant avouer un attachement malheureux pour une femme que l’on a jugée sans beauté et sans mérite, cherche à faire son apologie de la manière qu’il croit la plus propre à ramener les esprits. Tout ce que M. Marmontel voudrait nous persuader se réduit à ce que les défauts de Lucain sont ceux de la jeunesse ; qu’un poëte mort à vingt-sept ans mérite de l’indulgence, et que s’il avait eu le temps de corriger son poëme, il en aurait fait une chose admirable. Mais que diable cela nous fait-il, si ce poëme, tel qu’il est, est ennuyeux et mauvais ? D’ailleurs, qu’en sait M. Marmontel, pour nous donner de telles assurances ? Est-il cousin germain de Lucain ? A-t-il passé une partie de sa vie avec lui, et juge-t-il d’après ses observations particulières ? En ce cas, je l’écouterai quand j’aurai examiné le degré de lumière et de goût, et par conséquent de croyance, que je pourrai lui accorder. Supposé que Racine fût mort après sa tragédie des Frères ennemis, un académicien n’aurait-il pas beau jeu de venir nous dire aujourd’hui : Messieurs, si Racine eût vécu, il aurait fait des tragédies admirables ; sa mort a privé la France de son plus grand poëte. Remarquez que cet académicien dirait

  1. Un frontispice et dix figures de Gravelot, gravés par Duclos, Le Mire, de Ghendt, etc.