Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 7.djvu/39

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une vérité, et que l’on se moquerait de lui à bon droit, parce qu’il n’aurait nulle raison de l’affirmer. Que M. Marmontel n’est‑il plus vrai ! Sa préface, traduite en termes clairs et précis, veut dire : Messieurs, j’aime Lucain à la passion ; car vous croyez bien que je n’aurais pas passé des années à traduire son poëme, si je ne le trouvais admirable. Vous ne voulez rien accorder à mon poëte, vous me reprochez mon mauvais goût ; vous pensez peut-être que je suis un homme d’esprit, mais de bois, et peu fait pour sentir les beautés de Virgile, auxquelles, en effet, je préfère le poëme de Lucain ; mais je suis poltron, et je n’ai pas le courage de rompre avec vous en visière : j’aime mieux avoir l’air d’être en tout de votre avis, afin que vous soyez un peu du mien. Voyez si vous aurez le courage de me tout refuser, lorsque je me prête à tout, et que je ne vous dispute rien ? Eh bien, qu’à cela ne tienne, monsieur Marmontel ; dans le fond, je vous aime. Nous n’avons pas le même goût sur aucun point ; mais qu’est-ce que cela fait ? Ne sommes-nous pas tous les deux honnêtes gens ? Vos plaisanteries dans la société ne sont pas de la première finesse ; vous riez un peu gros, mais enfin vous riez, et vous êtes bon compagnon. Faites seulement des tragédies comme Pierre Corneille, et soyez aussi naïf et aussi profond que Montaigne, et je vous promets que je vous passerai comme à eux votre malheureux faible pour cet Espagnol de Lucain.

M. Marmontel a encore une autre marotte, c’est de vouloir faire de César un homme modéré et sans ambition, et qui n’aurait jamais cessé d’être bon citoyen si les injustices du sénat ne l’y avaient comme forcé. Voilà une idée dont les écoliers mêmes se moqueront, car on leur apprend assez d’histoire romaine pour cela. Notre académicien entre, à cet égard, dans beaucoup de détails sur l’injustice du sénat envers le peuple ; et le moindre défaut de cette dissertation, c’est de n’avoir pas assez distingué les époques. Qu’ont de commun les Romains du temps des Décemvirs avec les Romains du temps des Gracques, et ces deux périodes avec l’époque de César ? Un observateur tant soit peu attentif ne voit-il pas que l’esprit public d’un peuple change continuellement, et passe, de révolution en révolution, au milieu des mêmes principes de la constitution ? Qu’on examine l’esprit public anglais, seulement