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CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE.

et de Philippe de Valois, son grand-père, et qu’il sauva le royaume, qui paraissait devoir être inévitablement et entièrement subjugué par les Anglais. Tout ce que la sagesse de Charles V avait procuré d’avantages à la maison régnante fut perdu de nouveau sous son fils Charles VI, qui vécut et mourut en démence. Charles V n’était point guerrier. Il eut le bon esprit de ne vouloir pas faire un métier pour lequel il n’avait point de vocation ; il laissa le commandement des armées à ce Bertrand du Guesclin qu’il fit son connétable, qui lui rendit de si grands services, et dont le nom est devenu si illustre. Remarquez que la qualité la plus essentielle à un grand prince, c’est de savoir pressentir le mérite et choisir les hommes. On ne sait pas assez combien l’éloge de Sully est celui de Henri IV. Sous un pauvre roi, Sully était déplacé, exilé, perdu, avant d’avoir fait aucun bien ; au premier abus qu’il aurait osé attaquer, il eut été sacrifié à ses ennemis. Combien d’hommes de génie vivent et meurent sous le règne d’un pauvre prince, sans être employés, sans parvenir à être connus ni à se connaître eux-mêmes ! De tels règnes répandent le sommeil et la léthargie sur toute une nation, et le mérite, placé quelquefois par un hasard aveugle dans le gouvernement, en est bientôt chassé. Le propre de ces règnes est de regarder les hommes qui ont du génie et du caractère comme dangereux, et de les diffamer comme visionnaires. Remarquez aussi à quoi tiennent les plus grandes comme les plus petites destinées. Si l’imbécile et furieux Charles VI avait succèdé immédiatement au malheureux roi Jean, la France serait devenue infailliblement la conquête des Anglais, et le prince Noir serait célébré aujourd’hui par nos panégyristes comme le sauveur du royaume. Si Henri IV, à une époque plus moderne, avait eu le caractère faible et méprisable de son prédécesseur, la maison de Lorraine aurait infailliblement rempli ses projets ambitieux ; elle se serait emparée du trône de France, et le chef de l’auguste maison de Bourbon serait traité aujourd’hui d’usurpateur par les mêmes Français qui veulent qu’on les regarde comme plus attachés à leurs rois légitimes que ne le sont d’autres nations. Il ne se prononcerait aucun discours académique sans l’éloge de la maison de Lorraine aux dépens de celle de Bourbon, et les prêtres auraient si bien fait depuis deux cents ans que Henri IV, qu’ils ont bien