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OCTOBRE 1767.

livre, ce fut le suffrage qu’on savait que M. Diderot lui avait accordé. Ce suffrage en imposa à beaucoup de nos juges qui ont coutume de s’informer de l’air du bureau avant de se permettre un avis ; d’autres, plus décidés, furent confondus qu’un livre tel que l’Ordre essentiel des sociétés eût pu s’attirer l’approbation d’un homme tel que M. Diderot. Mais tout s’explique dans ce monde quand on veut un peu faire attention aux circonstances. Premièrement, mon ami Denis Diderot est excellent juge en fait de choses excellentes, en fait de productions qui méritent quelque attention et qui donnent quelque prise à son sens profond et exquis. Quant aux mauvaises qui n’ont ni idées, ni talent, ni style, et qui ne peuvent fixer son attention par aucun côté, elles ne lui disent rien du tout ; et s’il faut qu’il s’en occupe malgré lui, il trouve plus court de les refaire dans sa tête. Alors il lit dans le livre ce qui n’est que dans son imagination, et, prêtant ainsi à un pauvre homme son génie et sa vue, il en fait avec très-peu de frais un homme merveilleux. Sa bienveillance naturelle, qui le porte à désirer que tous ceux qui écrivent fassent de belles choses, lui fait peu à peu semer ses dons dans une terre ingrate. Plus un auteur est pauvre, plus il lui prodigue du sien ; et lorsque dans cette disposition on sait exciter en lui à propos son penchant à l’enthousiasme, il fera aisément d’un ouvrage commun une production sublime, et croira que plus il se sera échauffé en sa faveur, plus il l’aura rendu meilleur. Je me souviendrai toujours de l’enthousiasme avec lequel il me vanta un jour un manuscrit que je trouvai fort médiocre. « Enfin, dit-il, voyant qu’il ne pouvait me convertir, ce que j’y ai trouvé surtout de beau et d’admirable est une chose qui n’y est point, mais qu’à la première entrevue je dirai à l’auteur d’y mettre. » Un éclat de rire, qui partit malgré moi, le fit revenir de cette charmante ivresse. C’est bien dommage que les pauvres d’esprit profitent si mal de ses dons, et que malgré sa munificence sans bornes ils restent toujours si deguenillés. Ce généreux philosophe avait d’abord lu l’Ordre essentiel des sociétés par ordre de M. de Sartine, pour voir si ce livre pouvait être permis dans le système actuel de contrainte que le gouvernement a adopté. Le principe de l’auteur, qui regarde la liberté de la presse comme une chose précieuse au bien public, plut au philosophe. À qui ne plairait-il pas ? Le philosophe sut ensuite que M. de La Rivière