Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 7.djvu/63

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ni d’obligation parmi les hommes d’être juste et vertueux. Rassurez-vous, mon cher Philosophe ignorant qui faites l’enfant. Comptez qu’il n’est pas libre aux hommes d’aimer ou de haïr la vertu, d’estimer ou de mépriser le vice, et puisque l’édifice de la morale n’est véritablement assis que sur cette base éternelle, malgré tous les étais chimériques que les hommes ont placés tout autour, comptez que cet édifice subsistera, quelles que soient les opinions métaphysiques des différents peuples, et en dépit de tous les sublimes bavards qui prouvent si éloquemment que tout va de mal en pis.

Le Philosophe ignorant n’est guère plus philosophe en combattant les principes de Hobbes. Voici l’apostrophe qu’il fait à celui-ci : « Tu dis que dans la loi de nature, tous ayant droit à tout, chacun a droit sur la vie de son semblable. Ne confonds‑tu pas la puissance avec le droit ? Penses-tu qu’en effet le pouvoir donne le droit, et qu’un fils robuste n’ait rien à se reprocher pour avoir assassiné son père languissant et décrépit ? » Voilà encore un jeu de mots assez puéril ; mais les hommes sont accoutumés à s’en payer. Je n’entends parler dans les écoles que de principes et de droit ; j’ouvre l’histoire, et n’y trouve que pouvoir et fait. Ainsi les hommes se partagent en deux classes : celle des raisonneurs, qui sont toujours justes et modérés, et celle des acteurs, qui se permettent toujours tout ce qu’ils peuvent. Ce qu’il y a de pis, c’est qu’on passe alternativement d’une classe à l’autre, suivant l’intérêt qu’on a d’agir, ou d’en imposer par des raisonnements. Ne vaudrait-il pas mieux partir du principe simple, qu’à la vérité tout est force dans la morale comme en physique, que le plus fort a toujours droit sur le plus faible ; mais que, tout calcul fait, le plus fort est celui qui est le plus juste, le plus modéré, le plus vertueux ? Je défie tous les sophistes de me prouver le contraire. Je sais que ma manière de raisonner ne prévient pas plus les injustices que le bavardage de l’école ; mais du moins je vais au fait ; et si je pouvais persuader au puissant, comme je le crois possible, que son plus grand intérêt est d’être juste et modéré, puisqu’enfin il s’agit d’être puissant plus d’un jour, et de jouir de son pouvoir sans inquiétude, je croirais avoir fait faire un pas à la morale. Le Philosophe ignorant ne calcule, dans l’exemple qu’il rapporte, que le bras vigoureux du fils et l’état