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CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE.

instant au fait des choses. Il y a dans presque toutes les situations et dans les scènes qui en résultent cette force comique qui fait l’essence et le prix de la comédie, et dont on peut dire qu’aucun de nos auteurs vivants ne se doute.

Rien de plus original que cette pièce, soit dans le fond, soit dans la manière dont elle est traitée. Personne n’entend, comme M. Sedaine, l’art de manier un sujet. Tout chez lui est prévu, préparé, combiné, profondément raisonné. L’idée et le fond de la Gageure sont tirés de la Précaution inutile, qui fait la première des Nouvelles tragi-comiques de Scarron ; lorsque la comédie sera imprimée, vous aurez un singulier plaisir à la comparer avec la Nouvelle dont elle est tirée, et à balancer le mérite des deux auteurs. Scarron a traité un sujet espagnol ; Sedaine en a fait un sujet français du meilleur ton, de la plus grande vérité et du meilleur goût. Personne ne dessine un caractère avec plus de vérité, de sûreté et de fermeté que lui ; tous ses personnages, depuis le premier jusqu’au dernier, ont une physionomie qu’on ne peut plus ni oublier ni confondre. Il a un art particulier de faire connaître ses personnages, sans avoir recours à ces fades et plates tirades qu’on place ordinairement au commencement d’une pièce, contre toute vraisemblance, pour l’instruction du spectateur. Voyez avec quel naturel il fait faire le portrait de Mme de Clinville par sa femme de chambre, pendant qu’elle dîne avec son inconnu. Voyez encore avec quel naturel M. d’Étieulette fait le portrait de M. de Clinville, à sa prétendue comtesse de Brunck, pour lui prouver qu’il le connaît. Le poëte veut-il nous faire sentir que M. et Mme de Clinville, quoique sans passion et peut-être sans un grand fond d’estime, vivent très-bien ensemble ? Lorsque Mme de Clinville consent au pari, elle ajoute : « Aussi bien depuis quelque temps ai-je besoin de vingt louis. — Que ne vous adressez-vous à vos amis ? lui dit son mari. Ah, monsieur, lui répond Mme de Clinville, je les réserve pour des occasions plus essentielles. » Partout on reconnaît la touche savante et spirituelle de l’auteur du Philosophe sans le savoir.

Cet auteur ne néglige jamais les mœurs ni le but moral dans ses pièces. Quoique celle-ci paraisse au premier coup d’œil plus amusante qu’instructive, elle prouve d’abord, ainsi que le conte dont elle est empruntée, qu’une femme peut très-bien