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CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE.

cédés des Comédiens, ou bien si, malgré tout cela, il continue de travailler pour le théâtre, il en deviendra le maître : car c’est le seul de nos poëtes dramatiques qui ait du génie, et il faut bien que l’homme de génie éclipse à la longue les polissons. Sedaine est honnête, pauvre, d’un esprit délié et cependant simple, d’un flegme peu commun en France. Une forte dose de philosophie naturelle lui fait aisément prendre son parti sur le peu d’encouragement qu’il reçoit, je ne dis pas de la part du public, qui malheureusement ne peut récompenser que par des applaudissements ; mais qui sait ce que pourraient sur une âme de la trempe de celle de Sedaine la protection et les regards d’un roi ? Puisque son génie l’a forcé de laisser là sa profession de maître maçon pour prendre celle de poëte, il me semble qu’on pourrait tout attendre de lui. Si Molière avait été traité comme Sedaine, peut-être n’aurait-il jamais fait aucun de ses chefs-d’œuvre.

Si les Comédiens veulent un peu ménager la Gageure imprévue, ne point l’abandonner à la populace, et laisser aux gens de bonne compagnie le temps de régler leur jugement, je crois que cette pièce aura beaucoup de succès, et qu’elle pourra même rester au théâtre ; mais comme elle ne ressemble à aucune des petites pièces qu’on joue là, comme il n’y a point d’amourette, comme on ne sait à quel modèle la comparer, le commun du public n’a su qu’en faire. Notre petit goût factice ne rapporte pas les ouvrages de l’art à la nature, mais à d’autres ouvrages de l’art qu’il connaît et sur le patron desquels il se permet de juger de tout. La Gageure imprévue a été du reste assez bien jouée. Préville a joué très-plaisamment le rôle de M. de Clinville ; il a quitté celui de Stuckely dans la tragédie de Béverley, et l’a abandonné au camarade Dauberval, qui ne le joue pas plus mal que lui, et qui est tout aussi bien hué. Je crois que Préville n’a pas été fâché de se remettre, par un bon rôle, en possession des applaudissements auxquels il est accoutumé. Sa femme a joué le rôle de Mme de Clinville ; elle l’a un peu chargé ; mais quand on est naturellement insipide, quand on n’a pas la grâce qu’il faut pour jouer un rôle plein de finesse, d’agrément et de légèreté, il faut bien mettre la charge à la place ; Mlle Dangeville aurait été délicieuse dans ce rôle ; et Grandval, tel que nous l’avons vu il y a quinze ou dix-huit ans, aurait été charmant dans le rôle de M. d’Étieu-