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JUILLET 1768.

moindre nouvelle de la plus légère révolution. Consolez-vous cependant, peuple français, vous à qui l’on peut reprocher depuis cent ans seulement cinq révolutions de mœurs différentes, vous qui vous ressemblez si peu sous Louis XIV jeune et conquérant, et sous Louis XIV vieux, battu et mari de cette triste bégueule de Maintenon, et sous la régence de cet aimable vaurien Philippe d’Orléans, et sous la tutelle bourgeoise de l’avare et étroit cardinal de Fleury ; et après lui, lorsque la lumière répandue par les Voltaire, les Montesquieu et quelques autres philosophes, a commencé à frapper vos yeux, qui ont tant de peine à s’y faire, consolez-vous. Tandis que vos philosophes vous reprochent vos variations, les Voltaire et les Poivre de la Chine, s’ils daignent jeter les yeux sur vous, vous voient invariables ; et je vous assure qu’un tremblement de terre renverserait la moitié de l’Europe que l’aspect de notre globe n’en éprouverait pas le moindre changement aux yeux des habitants de la lune. Je recommande à tout bon esprit la lecture du roman chinois qu’on nous a si mal traduit il y a quelques années[1]. Ce petit roman lui en apprendra plus que tous les voyageurs ensemble. Je voudrais bien savoir ce que M. Poivre pense de ce roman. Je conviens avec lui que c’est une belle loi que celle qui enjoint aux vice-rois de chaque province de l’empire chinois d’envoyer tous les ans à la cour une liste des laboureurs qui se sont le plus distingués dans leur profession ; cette liste est présentée à l’empereur, qui les récompense et les encourage à force d’honneurs et de distinctions. Mais j’observe à M. Poivre que nous avons en France quantité de lois tout aussi belles ; que le roi, par exemple, n’a pas un seul officier dans ses troupes dont les services, les talents, les bonnes ou mauvaises qualités, ne soient parfaitement connus au bureau de la guerre. Malgré cette inquisition vraiment admirable, M. Poivre voudrait-il assurer que jamais le mérite n’a été oublié ou négligé au bureau de la guerre, que jamais la médiocrité ou même le démérite ne lui a enlevé ses récompenses ? C’est qu’une belle loi qui ne fait qu’ordonner une belle chose ressemble à un beau lieu commun de morale : cela est bon à lire si l’on veut, mais l’un et l’autre ne font pas le moindre effet réel sur les mœurs du peuple. Une

  1. Voir tome VII, page 116.