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CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE.

tous ces moyens, mais un seul de ces moyens pour connaître le véritable état de la Chine ? Nous en avons malheureusement assez pour trouver les voyageurs les plus véridiques en contradiction avec eux-mêmes. Il conviennent tous, par exemple, de la subtilité, de la finesse, des ruses du peuple chinois, et ils vantent son bonheur et la douceur de son gouvernement. Mais un peuple rusé et un peuple esclave sont synonymes aux yeux d’un philosophe ; la ruse est le bouclier sous lequel le faible se dérobe aux coups du puissant. Jamais un peuple heureux et libre ne s’est servi de ce bouclier. Allez en Grèce, vous trouverez à ses peuples une souplesse, une subtilité, de si heureuses dispositions à la ruse et à la fourberie, que vous conviendrez que les Alcibiade et les Périclès n’étaient que des sots et des malotrus auprès d’eux ; j’en dis autant de la souplesse italienne comparée à la finesse des siècles les plus corrompus de Rome libre. Reste à savoir auquel des deux périodes vous accorderez votre estime.

Disons la vérité. Nous souffrons des abus, des mauvaises lois, des vices de notre siècle et de notre nation ; ils nous blessent les yeux, ils nous heurtent et nous froissent à tout instant, et nous laissent enfin une impression douloureuse et déplaisante. Les abus d’un temps ou d’un peuple éloigné ne nous choquent que par ouï-dire, et ne nous causent aucune sensation fâcheuse : voilà pourquoi les temps passés sont toujours meilleurs que les nôtres ; les peuples éloignés, plus vertueux et plus sages que nous. Ç’a été en tout temps l’écueil des plus grands et des meilleurs esprits ; leur siècle et leur nation ont toujours perdu leur procès à leur tribunal. Leur admiration pour les siècles passés et pour les peuples éloignés s’accroît même en raison inverse de leur distance. En effet, plus cette distance est grande, plus l’imagination a un champ libre de supposer et de créer tout ce qu’il lui plaît. On nous affirme tous les jours que depuis plus de quatre mille ans le gouvernement et les mœurs de la Chine n’ont pas éprouvé la moindre révolution, et cela est vrai pour tout œil qui examine la Chine de l’Observatoire de Paris. Il y a plus de quatre mille ans que nous observons la lune sans y découvrir le moindre changement. C’est bien pis quand nous portons nos regards sur le soleil ou sur d’autres étoiles encore plus éloignées ; pas la moindre innovation, pas la