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CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE.

au-dessous de leur original : les autres ont fait passer dans leurs traductions des beautés d’un autre caractère que celles qui marquent, pour ainsi dire, la physionomie de l’auteur dont ils se sont faits les interprètes.

Une autre raison qui rendra les traductions des auteurs anciens de plus en plus rares en France, c’est que depuis longtemps on n’y sait plus le grec, et qu’on néglige l’étude du latin tous les jours davantage. On ne peut être en tous les endroits à la fois, et quand on porte ses efforts d’un côté, on néglige nécessairement les autres ; voilà ce qui empêchera toujours les hommes d’atteindre un certain degré de perfection universelle ; ils ne sauraient être admirables et grands que par quelques côtés. Un habile peintre doit présenter ceux-là, et dérober à la vue tous les autres, à moins que son projet ne soit de montrer la misère à côté de la grandeur, la faiblesse à côté de la force. Lorsqu’on entendait le latin en France, on ne savait pas écrire en français, et depuis qu’on a cultivé la langue française, on a négligé et même abandonné l’étude du latin ; cette négligence va aujourd’hui malheureusement trop loin. Ce n’est pas que tous les gens de lettres ne lisent leur Horace et leurs auteurs classiques ; mais le génie, l’idiotisme, la propriété de la langue latine, ne sont plus connus à aucun d’entre eux. Ils les connaissent si peu que s’ils voulaient écrire trois lignes en latin, vous y apercevriez le tour français ; et que cette Académie des inscriptions, dont le principal objet doit être l’étude des langues anciennes, n’a jamais su fournir pour les monuments publics de la nation une inscription supportable à une oreille latine. En un mot, si mon ancien maître, le docteur Ernesti, de Leipzig[1], me demandait si l’on sait le latin en France, dans le sens qu’il attacherait à cette question, je serais obligé de lui avouer que je n’ai jamais rencontré à Paris qu’un seul homme qui sût le latin, et que cet homme est un Italien, M. l’abbé Galiani ; et pour le lui prouver, je lui enverrais une inscription que cet illustre et charmant abbé a mise au bas d’un tableau peint par notre ami, le marquis de Croismare. Il s’agissait de faire accepter ce tableau

  1. Jean-Baptiste Ernesti, dont Grimm avait suivi les leçons dans les universités d’Allemagne, est mort en 1781. Les éditions d’auteurs grecs et latins qu’il a données, et surtout celles d’Homère et de Cicéron, rendront son nom à jamais célèbre. (B.)