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AOUT 1768.

pression ; mais s’il avait traduit quelques-uns des beaux morceaux de Lucrèce, j’ose croire que tout lecteur doué d’un peu de goût s’en serait bientôt aperçu, et que ces lambeaux précieux d’un de nos plus grands écrivains, par un contraste trop frappant avec le reste, auraient plutôt déparé qu’enrichi la traduction de M. de La Grange.

Mais il faut que je fasse ici une autre restitution à M. Diderot, de la part de M. de La Grange, qui ne m’en a pas chargé. Je pardonnerais à celui-ci d’avoir pris une idée de M. Diderot sans le citer, s’il avait su nous la présenter avec la délicatesse dont elle est susceptible, et s’il ne l’avait pas rapportée maussadement. Comme j’ai vu naître cette idée dans la tête de notre philosophe, je puis en parler avec connaissance de cause.

Un des grands chagrins dont il était navré, c’était de ne trouver nulle part dans les ouvrages de Virgile l’éloge de Lucrèce ; il m’en parlait souvent d’un air pénétré. Comment un génie aussi beau que Virgile ne connaissait-il pas le prix du poëme de Lucrèce ? Comment, le sentant, une âme aussi honnête que celle de Virgile n’a-t-elle pas cherché à se satisfaire, en rendant justice quelque part dans ses ouvrages à un poëte qui partage si justement l’immortalité avec lui ? Voilà ce qui occupait infiniment le philosophe de la rue Taranne. Enfin, je le vois arriver un jour tout en extase ; il me récite ces vers du second livre des Géorgiques, que tout le monde sait par cœur :

Felix qui potuit rerum cognoscere causas,
Atque metus omnes et inexorabile fatum
Subjecit pedibus, strepitumque Acherontis avari !
Fortunatus et ille deos qui novit agrestes,
Panaque, Sylvanumque senem, Nymphasque sorores.

« Heureux celui qui a pu pénétrer la raison des choses, en foulant aux pieds les erreurs de la superstition, en bravant un destin inexorable et le vain bruit de l’avare Achéron ! Mais fortuné encore celui qui connaît les divinités champêtres, Pan et le vieux Sylvain, et les nymphes des bois. »

Suivant la découverte de M. Diderot, les trois premiers vers de Virgile renferment un très-bel éloge de Lucrèce, auquel le poëte ajoute ensuite un éloge modeste de ses propres poëmes. Cette application est ingénieuse, délicate, et, ce qui n’est pas