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MAI 1768.

leur a répondu que ce sujet n’est pas plus horrible que celui de la tragédie de Mahomet ; et cela est vrai, mais la manière des poëtes est très-différente : elle fait que l’un vous révolte et vous dessèche, quand l’autre vous touche et vous attendrit.

M. Saurin a tiré l’épisode de l’enfant du roman de Cléveland. Autant que je puis me le rappeler, il y a là aussi un père mélancolique qui craint de laisser ses enfants exposés après lui aux caprices du sort. Mais si la situation du roman est plus vraie, le tableau de la pièce me paraît plus beau ; cet enfant dormant paisiblement dans la prison est d’un bel effet. Avec plus de goût, l’auteur n’aurait fait remarquer cet enfant ni par sa mère ni par le vieux Jarvis ; moins les acteurs auraient fait attention à cet enfant, plus il eût été pathétique pour les spectateurs. Je ne sais s’il est bien dans la nature que l’idée de tuer son fils vienne à ce père coupable après le poison pris ; elle eût été plus vraie, ce me semble, pendant les accès qui précèdent cet instant fatal car, au moment où le sacrifice de la vie est consommé, l’homme moral perd sa force, l’homme physique recouvre la sienne ; et cette révolution soudaine rompt toutes les liaisons morales, isole cet être composé qu’on appelle homme, et le rend tout à fait personnel. Alors toutes ses idées, toutes les facultés de son âme, sont concentrées dans l’idée de sa propre destruction, et l’intérêt de tout autre objet disparaît, ou du moins s’affaiblit considérablement. Je conçois qu’un père désespéré forme le projet de tuer ses enfants, et de se donner la mort ensuite ; mais je soutiens qu’il ne les frappera jamais s’il commence par se porter le premier coup.

Je doute aussi que le suicide soit en lui-même intéressant au théâtre. Il n’est ni moral ni pathétique dans la réalité. Qu’est-ce que cela m’apprend, ou qu’est-ce que cela me fait, qu’un homme ennuyé de la vie ou travaillé par le désespoir se tue ? Rien. Ma curiosité satisfaite sur les circonstances d’un événement qui n’est pas fort ordinaire, je n’y pense plus et je n’en suis nullement affecté. Si vous voulez m’intéresser par un suicide, que ce soit Caton qui se déchire les entrailles, parce que je vois le destin de Rome lié au sien ; mais que m’importe que M. Béverley s’empoisonne ? Je n’y vois qu’un mauvais sujet de moins dans le monde, et je l’oublie.

Remarquez combien nos poëtes entassent de moyens ter-