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CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE.

ribles et effrayants pour produire peu d’effet, et regardez cette méthode comme la marque la plus sûre de la futilité de nos spectacles. C’est aux enfants qu’on fait peur avec des poignards et des coupes empoisonnées, et plus le poëte est pauvre de génie, plus il se confie en ces moyens et les multiplie. Le génie a d’autres ressources ; et une assemblée d’hommes, une nation qui aurait de l’énergie et du caractère, dédaignerait des prestiges qui ne peuvent faire tressaillir que des enfants. Devant une telle assemblée, la tragédie du Joueur serait un tableau simple et vrai des malheurs inévitables que la passion du jeu traîne à sa suite. Ces malheurs ne sont ni le poison ni le poignard, mais le mépris et la pauvreté, la lâcheté et l’avilissement qui en résultent. L’endurcissement et la perte de tout sentiment honnête et vertueux serait le poison qui ferait frémir le spectateur : c’est là la véritable catastrophe dont un joueur est menacé, et il n’est pas vrai que Béverley, au milieu de la fureur de jouer qui le possède et l’agite, puisse conserver une étincelle de tendresse pour sa femme, pour son fils et pour ses amis. Mais quand aurons-nous des spectacles qui ne fassent plus peur aux enfants, et qui aient le pouvoir d’intéresser, d’attendrir et d’effrayer, s’il le faut, des hommes ? Nous en aurons quand le gouvernement regardera l’instruction publique comme le premier et le plus important des devoirs de la législation, et comme le moyen le plus doux et le plus sûr d’assurer son autorité. Il n’enverra plus alors les peuples écouter en bâillant un prêtre ennuyeux, il ne bornera pas à cet acte triste et gothique l’instruction publique : alors il rappellera les beaux-arts à leur véritable destination, et fera servir leurs productions aux progrès de la morale nationale : alors les spectacles deviendront un cours d’institutions politiques et morales, et les poëtes ne seront pas seulement des hommes de génie, mais des hommes d’État. J’avoue que les gouvernements de l’Europe les plus vigoureux et les plus sages sont encore loin de ces principes ; mais aussi, malgré la vanité de nos petites prétentions réciproques, nos nations modernes ne sont qu’un assemblage d’enfants à demi barbares, moitié sauvages, moitié énervés et vieillis par le luxe ; et la morale publique est, de toutes les sciences, la moins avancée.

La tragédie de M. Saurin a réussi, presque sans être applau-