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veau, et cela leur suffisait. Pendant toute la période coloniale, le même sentiment prévalut ; les idées et les modes venaient d’Europe. L’Indépendance n’y changea rien. Dès que les partis se furent organisés autour du pouvoir nouveau ils se distinguèrent bien moins par leur programme intérieur que par leurs tendances étrangères ; il y eut les Francophiles et les Anglophiles ; les uns et les autres apportaient à leurs disputes une véhémence telle que les bons esprits s’alarmèrent et Washington, en se retirant, rédigea le message où se trouvent les lignes si célèbres que je vous citais dernièrement. « Le peuple, disait le grand homme, qui se laisse aller à nourrir une antipathie marquée ou une sympathie enthousiaste à l’égard d’un autre peuple devient en quelque sorte l’esclave de sa passion… Il est aveuglé au point de méconnaitre sa dignité et ses intérêts véritables ». Cela est vrai dans tous les temps et pour tous les pays.

Ni l’Europe ni la France ne surent profiter de ces dispositions. Les tracasseries, les manques de parole, les infractions aux traités continuèrent de plus belle. De la part de la France, ce furent tantôt des prétentions exorbitantes comme celles de Genet, ce singulier ambassadeur de la Convention qui ouvertement levait des troupes et armait des corsaires, sans plus se soucier du Président et du Congrès que s’il se fût trouvé en pays conquis ; tantôt de hautaines mises en demeure comme celle que formula Talleyrand et qui eût amené des représailles sur nos navires sans la courageuse intervention de John Adams. À partir de ce moment-là, l’océan Atlantique s’élargit et se creusa. Au temps où il fallait trois mois pour le traverser il ne séparait pas les deux mondes aussi complètement qu’aujourd’hui où nous le franchisons en sept jours. Nous avons laissé, nous autres Européens, la pensée transatlantique se former en dehors de nous et contre nous. C’est là une faute qui n’est plus réparable et qui pèsera terriblement sur l’avenir. On peut établir des rapports commerciaux entre deux pays qui sont demeurés jusque-là étrangers l’un à l’autre ; quelques efforts intelligents, un peu de persévérance y suffisent. Mais quand il s’agit de rapprocher intellectuellement deux mondes dont la pensée n’est plus à l’unisson, il y a toute chance pour que la tentative échoue. L’homme génial, ce fut ce chevalier Quesnay de Beaurepaire qui tenta de créer à Richmond, au siècle dernier, une grande Université européenne et dont la Révolution française emporta le rêve au moment où il allait se réaliser. Celui qui a tenté modestement de reprendre l’œuvre dans son esprit sinon dans sa forme se fait moins d’illusions que