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grandes villes corrompues, toutes viciées par un cosmopolitisme malsain. Dans les débats des Town meetings de jadis, il a été accumulé une telle quantité de bon sens que la réserve n’en est pas épuisée et d’ailleurs il s’en fabrique encore. L’Américain, être sensible à l’excès et prodigieusement nerveux, peut bien s’abandonner aux rêves de gloire que lui soufflent de grands souvenirs et de longues ambitions ; il peut s’emballer au contact de sa foule, l’une des plus impressionnables qui soient au monde ; il peut se griser de sa jeunesse et de sa force : une heure revient où, de nouveau, il raisonne avec ce clair bon sens qu’il a hérité des premiers fondateurs de sa fortune. « Sa supériorité, a écrit le duc de Noailles, paraît tenir à un don spécial, espèce de notion spontanée de la direction droite, comparable à l’aimant dans la boussole ou à l’instinct de l’hirondelle qui sait toujours reconnaître le chemin du nord ou du midi. » Ce don spécial, c’est le vieux bon sens municipal de la Nouvelle-Angleterre.

Voilà toute la sauvegarde de l’Europe. Elle est mince. Et puisque je prononce le nom de l’Europe, le moment est propice pour récapituler ce que nous savons du rôle joué par elle dans l’histoire des États-Unis. Ce rôle, il faut l’avouer, n’est ni brillant ni habile. Notre vieux monde ressemble à ces pères acariâtres qui n’admettent qu’en rechignant la majorité de leur fils, les laissent se former et se débrouiller tout seuls dans la vie et n’en attendent pas moins toutes sortes d’égards et de déférences pour le seul fait de les avoir engendrés. Pendant plus de cent cinquante ans, l’Amérique naissante n’a eu de regards et de pensées que pour l’Europe. J’ai attiré votre attention sur cet état de choses qui a subsisté au delà de la guerre de l’Indépendance et de l’organisation du gouvernement fédéral. N’oubliez pas que les pèlerins de Plymouth et leurs imitateurs avaient quitté le vieux monde sans haine, malgré les persécutions endurées, et qu’à défaut d’esprit de retour, ils se flattaient de pouvoir exercer une heureuse influence sur lui et l’amener, par leur exemple, au repentir et à la conversion. C’était là une sorte de fil tendu entre les deux rives de l’Océan. Opprimés par les Hollandais et par les Anglais, attaqués par les Espagnols et par les Français, exposés aux horribles cruautés des Indiens que la France excitait et soutenait, les coloniaux demeurèrent quand même Européens par le cœur. Ils n’avaient prétendu innover que sur un point ; jamais ils n’avaient pensé à se séparer moralement et intellectuellement de la société à laquelle ils avaient appartenu ; il se croyaient la mission de créer un État politique et religieux d’un type nou-