Page:Cournot - Essai sur les fondements de nos connaissances.djvu/275

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des intérêts et des besoins ne pourrait pas changer tout à coup le caractère de la règle morale, la rendre plus sainte, l’imposer à la croyance autant qu’à la volonté, lui donner pour sanction, d’un côté le remords, de l’autre la satisfaction de la conscience. Ces caractères si remarquables de la morale universelle, par lesquels elle contraste avec les règles de l’honneur de caste ou de l’honneur professionnel, ne sauraient tenir seulement à ce que les besoins généraux de l’humanité l’emportent sur les besoins d’une caste ou d’une profession, et ne sont point le produit d’institutions conventionnelles ; ils doivent tenir surtout à ce que les notions du juste et de l’injuste dominent par leur généralité l’idée même de l’humanité, et à ce que nous concevons que ces notions gouverneraient encore des sociétés d’êtres intelligents et raisonnables, autrement constitués que l’homme, n’ayant ni les mêmes organes, ni les mêmes besoins physiques ; de même que nous concevons qu’il y a dans notre logique humaine des règles qui gouverneraient encore des intelligences servies par d’autres sens que les nôtres, employant d’autres signes, ou à qui la vérité parviendrait sans l’intermédiaire des impressions des sens, et qui n’auraient pas besoin du secours des signes pour se la transmettre. S’il y a, au sein même de l’humanité, une distinction ineffaçable qui ne tienne pas à des institutions conventionnelles, et qui exerce une influence capitale sur tout ce qui touche aux mœurs et à ce qu’on appelle honneur, c’est assurément la distinction des sexes. Or, quoi que le christianisme ait pu faire pour relever la dignité morale de la femme à l’égal de celle de l’homme, et pour imposer à l’homme, dans le for de la conscience, des devoirs non moins austères que ceux qui sont imposés à la femme par suite des conditions naturelles de son sexe, le monde (pour parler le langage de la chaire chrétienne) a persisté dans sa morale à la fois relâchée et tyrannique, pleine de rigueur pour un sexe et d’indulgence pour l’autre. Voilà bien les caractères que tout à l’heure on assignait à cet honneur qui a sa raison dans les besoins d’une société, dans les conditions d’existence d’une caste ou d’une classe particulière ; mais, en même temps que les mœurs publiques cèdent partout à la nécessité de ces conditions naturelles, la raison, le sens moral,