Page:Cournot - Essai sur les fondements de nos connaissances.djvu/276

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au défaut même des croyances religieuses, protesteraient dans le for de la conscience contre l’injustice des mœurs ; et cette protestation signifie qu’au-dessus des lois de l’organisation physique et des conséquences qui s’y rattachent, nous concevons une réciprocité de droits et d’obligations entre des personnes morales liées par un engagement mutuel, et capables au même degré de s’élever aux idées de droit et de devoir, nonobstant toutes les dissemblances physiques que la nature a mises entre elles.

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On ne saurait contester le fait de l’apparition successive et du développement d’un certain nombre d’idées morales, en raison de la culture des sociétés et des individus, sous l’influence des institutions religieuses et civiles et de l’éducation individuelle. Mais il semble que ce fait si naturel et si constant n’ait été bien interprété, ni par les esprits à tendances sceptiques, ni par ceux qui avaient ou qui se donnaient la mission de les combattre. Les uns ont cru pouvoir en conclure que les principes moraux n’ont aucun fondement en dehors ou en dessus des institutions sociales : les autres ont voulu, par des distinctions subtiles, maintenir intacte la preuve tirée d’un prétendu consentement unanime des peuples à toutes les époques de l’humanité. En quoi pourtant l’idée d’un progrès moral des sociétés et des individus blesserait-elle la raison et l’ordre universel, plus que l’idée d’un progrès dans les sciences, dans la philosophie et dans les arts ? Si l’on niait, par un tel motif, la valeur objective des idées morales, il faudrait contester la valeur objective de toutes les vérités scientifiques, qui ne sont pas le patrimoine de toutes les intelligences, et qui ne se manifestent qu’à quelques esprits d’élite à l’aide d’un grand nombre d’instruments et de secours de tout genre, qu’on ne peut rencontrer qu’au sein de sociétés très-cultivées. Ne doit-on pas, au contraire, en tirer un argument en faveur de la valeur objective des idées morales, s’il arrive qu’en partant de conditions initiales très-diverses, sous des influences de races, de climats et d’institutions qui diffèrent considérablement, les idées morales, épurées par la culture, tendent de plus en plus à se rapprocher du même type, bien loin que leurs distinctions originelles, sous les mêmes influences physiques, aillent en se consolidant et en se prononçant de plus en plus ?