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MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON


J’avais rencontré un nouveau camarade, qui n’était certes pas un savant ni un philosophe comme mon instituteur de Kamiech, mais un bon garçon, dans le sens que les soldats attachent à ce mot. Il savait, comme moi, un peu lire et écrire ; à ce titre, on avait fait de lui un élève-pharmacien, comme on avait fait de moi un petit vaguemestre.

Nous allions quelquefois, et sur la fin même très souvent, le soir, notre journée terminée, chez un marchand arménien qui était venu s’établir auprès de Daoud-Pacha, pour vendre aux soldats aussi bien qu’aux Turcs tout ce dont ils pouvaient avoir besoin. Chez lui, on pouvait boire, manger, se vêtir à sa fantaisie, acheter toutes sortes de bimbeloterie et de souvenirs de Sébastopol ou de Constantinople. Il faisait le change des monnaies ; à nous, il donnait facilement vingt-deux, vingt-trois et jusqu’à vingt-cinq francs de monnaie pour une pièce de vingt francs française, mais tout ça en une espèce de mitraille de toutes formes, de toutes valeurs et de toutes nationalités, qui ne pouvait servir qu’à Constantinople. Nous étions devenus, mon pharmacien et moi, deux amis intimes de ce riche Arménien, qui avait sa demeure principale à Jérusalem : il n’était venu à Constantinople, comme bien d’autres, que dans l’espoir de ramasser quelques pièces de vingt francs à la suite des armées.

Notre Arménien avait encaissé beaucoup de piastres et se préparait à retourner à Jérusalem ; il avait cédé son fonds à un Grec. Un jour, il nous dit :

— Eh bien, mes amis, vous savez que la paix est signée, tout est terminé maintenant ; j’ai cédé mon fonds à un ami et retourne chez moi ; si vous voulez faire une excursion à Jérusalem, qui n’est pas loin d’ici, je m’offre à payer votre voyage et à vous héberger pendant le séjour. Il vous faut pour cela une permission de huit jours, que vous n’obtiendriez pas facilement par vous-mêmes, mais que vous obtiendrez sûrement par mon intermédiaire. Je connais intimement tous vos officiers. Je m’engage, vis-à-vis d’eux, à répondre de vous pendant toute la durée de votre permission, et je vous fournirai les effets civils nécessaires pour le voyage, car en soldats vous ne pourriez pas venir.

J’ai reçu dans ma vie quelques autres propositions, mais aucune ne m’a causé tant de plaisir et de surprise à la fois.