Page:Déguignet - Mémoires d un paysan bas breton.djvu/94

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
607
MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON

les campagnes, derrière Constantinople. D’autres fois, nous allions sur le Bosphore voir passer les soldats français, anglais et piémontais, qui rentraient dans leurs pays.

Nous nous arrêtions pour voir les Turcs faire l’exercice : on essayait alors de les faire marcher à la manière des soldats français, en marquant la cadence et en comptant : une, deusse, troisse, quatre ; les caporaux turcs disaient : bir, iki, ütsch, dört. Un jour, nous allâmes à la belle église de Sainte-Sophie, où les Grecs chantaient autrefois les louanges du Christ, mais où les musulmans chantent aujourd’hui les louanges d’Allah et de Mahomet, et où la nudité remplace les icônes et les décors. Mais les Grecs conservent l’espoir d’y rentrer un jour : il y a une prophétie qui leur annonce ce fait et ce sera sous un sultan Mourad.

À la fin de mai, on nous prévint que les derniers soldats de Crimée venaient de passer ; notre tour allait arriver, et en effet, dans les premiers jours de juin, nous embarquâmes sur un joli transport à vapeur, qui venait d’être baptisé du nom de Prince-Impérial, et qui ramenait les débris de la grande armée d’Orient ; il y avait là de riches débris, car nous avions à bord tous les officiers supérieurs et médecins-majors de Constantinople, avec de riches fournisseurs civils. S’il y avait eu à ce bord des faiseurs de prophéties, ils n’auraient pas manqué d’en tirer de mauvais présages pour le petit prince dont le nom était écrit en grandes lettres d’or sur la poupe, car peu s’en fallut que le bateau ne restât au fond de la Méditerranée avec sa cargaison. J’ai traversé plusieurs fois la Méditerranée et deux fois l’Océan, mais jamais je n’ai été si près d’être englouti, et cela au dire de vieux marins qui se trouvaient avec nous.

Après vingt-quatre heures environ de cette danse macabre, le calme revint. On vit alors sortir des flancs du navire, où ils avaient dû passer de tristes quarts d’heure, tous ces messieurs de la finance, avec des figures plus ou moins décomposées : ils venaient remercier l’officier de la passerelle qui leur avait sauvé la vie. Une heure après, on entendait les soldats chanter sur le pont : Vers les rives de France, voguons doucement ! etc. Notre navire ayant repris sa physionomie et sa marche ordinaires filait, comme disaient les chanteurs.