Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, II.djvu/116

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Aussi les génies du premier ordre en ce genre, les Bayle, les Descartes, les Viette, les Newton ne sont point sortis des cloîtres, et le peu de religieux qui ont paru dans cette carrière à la seconde place, ceux même qui n’ont été qu’à la troisième, se repentaient pour la plupart de leur état, et en remplissaient bien faiblement les devoirs. Il reste les matières d’érudition ; ce sont celles auxquelles la vie sédentaire des moines les rend plus propres, qui demandent d’ailleurs le moins d’application, et souffrent les distractions plus aisément. Ce sont aussi celles où les religieux peuvent le mieux réussir, et où ils ont en effet réussi le mieux. Cette occupation, néanmoins, est fort inférieure, pour des moines, au soulagement des malades et au travail des mains ; j’entends un travail profitable au public, et qui ne soit pas borné à nourrir la communauté ou à l’enrichir. Enfin, monsieur, le plus essentiel est de rendre utiles, de quelque manière que ce puisse être, tant d’hommes absolument perdus pour la patrie, moins nuisibles sans doute que la société intrigante dont on vient de se défaire, mais à qui la religion ne donne pas le droit de n’être bons qu’à eux. Encore une fois, c’est à la sagesse du gouvernement à décider quels sont les ordres qu’il convient de laisser subsister pour le bien public, s’il en est quelques uns qui soient dans ce cas. C’est à lui à prendre là-dessus les mesures convenables à sa justice, à sa sagesse et à sa gloire.

Mais il est deux objets auxquels il doit dès à présent se rendre très attentif. Le premier est d’ôter aux Jésuites tout moyen de se rétablir parmi nous ; c’est à quoi on parviendra surtout en aliénant leurs maisons et en dénaturant leurs biens, et c’est de quoi les magistrats ne sauraient trop s’occuper ; la négligence à ce sujet pourrait avoir un jour des suites funestes ; elle faciliterait le rappel des Jésuites ; et ce qui est arrivé déjà du temps d’Henri IV, doit servir de leçon pour ne pas tomber dans un inconvénient semblable. Un autre inconvénient assez dangereux, dans lequel on tombe déjà, c’est de souffrir trop de Jésuites ensemble dans la même ville ; on en comptait, il n’y a pas longtemps, plus de quatre-vingts dans la ville de Rennes seule ; c’en serait trop à Paris même : aussi la Bretagne s’aperçoit-elle bien de leur multitude par les toiles qu’ils y tendent ; il ne serait pas inutile de nettoyer un peu la maison.

Mais en insistant, monsieur, comme amateur de la tranquillité publique, sur la nécessité indispensable de ne pas souffrir trop de Jésuites dans une même ville, j’insisterai encore plus, comme partisan de l’humanité, sur la nécessité non moins pressante de pourvoir à leur subsistance quelque part qu’ils soient ;