Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, II.djvu/12

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chez la plupart de ceux qui la cultivent, est moins l’amour de la sagesse que l’amour de leurs pensées.

À quoi bon, disait un de ces hommes qui croient penser mieux que les autres parce qu’ils pensent autrement, à quoi bon s’embarrasser de toutes les sottises qu’on a dites et faites avant nous ! C’est bien assez de souffrir de celles qu’on voit et qu’on entend, et qui finissent par être la grave occupation de quelques écrivains, empressés à les recueillir, et dignes de les louer. L’histoire, dites-vous, m’apprend à connaître les hommes ? Quelques instants de commerce avec eux me l’ont appris bien mieux et bien plus vite ; et cette connaissance, quand on a eu le malheur de l’acquérir par soi-même, n’invite pas à y ajouter quelques légers et tristes degrés de perfection par la lecture : Je tiens les hommes de tous les siècles pour ce qu’ils sont, faibles, fourbes et méchants, trompeurs et dupes les uns des autres, et je n’ai pas besoin d’ouvrir des livres pour m’en assurer. L’expérience m’a convaincu que le monde est une espèce de bois infesté de brigands ; l’histoire m’assure de plus qu’il n’a jamais été autre chose ; cela n’est-il pas fort instructif, et surtout fort consolant ?

D’ailleurs, ajoutait ce critique amer, puis-je compter sans folie sur le récit de ce qui s’est fait avant moi ? L’ignorance, la stupidité, les passions, la superstition, la flatterie, la haine, sont autant de verres enfumés, à travers lesquels presque tous les hommes voient les événements qu’ils racontent. Mille faits arrivés sous nos yeux sont couverts d’épaisses ténèbres ; le nuage qui les obscurcit semble grossir à mesure que les faits sont plus importants, parce qu’il y a plus d’hommes intéressés à les altérer ; cherchez maintenant la vérité dans les choses que vous n’avez point vues. L’histoire moderne est sur ce point la critique vivante et continuelle de l’ancienne. Pour moi je renonce à cette étude puérile ; Dieu, la nature et moi-même, voilà plus d’objets qu’il n’en faut pour occuper dignement ma vie : l’histoire des cieux, celle d’une plante, celle d’un insecte, me touche plus que toutes les annales grecques et romaines.

Encore, disait toujours ce détracteur de l’histoire, si en m’apprenant en détail les extravagances et la méchanceté des hommes, elle m’instruisait avec le même soin de ce qu’ils ont fait de bon et d’utile ! Si j’y trouvais le progrès des connaissances humaines, les degrés par lesquels les sciences et les arts se sont perfectionnés ! Mais point du tout. Cette partie de l’histoire, la seule vraiment intéressante, la seule digne de la curiosité du sage, est précisément celle que les compilateurs de faits ont le plus négligée ; infatigables narrateurs de ce qu’on ne leur demande pas, ils semblent s’être donné le mot pour taire ce qu’on