Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, II.djvu/16

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idées qu’on leur prête. À la paix d’Utrecht, les politiques d’Angleterre agitaient entre eux avec chaleur, si la reine Anne avait eu raison ou non de contribuer à cette paix ; pendant ce même temps, un professeur de Cambridge faisait des dissertations pour prouver que je ne sais quel empereur grec du bas Empire avait eu raison ou tort (j’ai oublié lequel) de faire sa paix avec les Bulgares.

Jusqu’à la superstition exclusivement qui avilit l’hommage sans honorer l’objet, je crois rendre aux anciens le tribut d’estime, d’admiration même qui leur est dû ; mais tout le respect que j’ai pour eux ne m’empêche pas de les soupçonner d’avoir plus souvent écrit l’histoire en orateurs qu’en philosophes. Ces harangues qu’on trouve chez eux à chaque pas, et qu’ils auraient été bien fâchés qu’on crût l’ouvrage de ceux à qui ils les attribuent, ces harangues, tout éloquentes qu’elles sont, ou plutôt parce qu’elles sont pour la plupart des chefs-d’œuvre d’éloquence, font craindre que leur imagination n’ait souvent conduit leur plume dans la narration des faits. Cette passion de haranguer, si générale et si séduisante dans les historiens de l’antiquité, a subjugué même, à la vérité moins fortement que les autres, celui qui les a tous effacés dans la connaissance des hommes, qui a le mieux peint le vice et la vertu, la tyrannie et la liberté, le sage et l’éloquent Tacite, dont l’histoire, après tout, perdrait peu, quand on ne voudrait la regarder que comme le premier et le plus vrai des romans philosophiques. Aujourd’hui, tranchons le mot, on renverrait aux amplifications de collège un historien qui remplirait son ouvrage de harangues. Cependant, tel adorateur des anciens, qui se garderait bien d’écrire l’histoire comme eux, ne craindra point de nous répéter encore qu’ils sont nos modèles en tout genre ; il traite les grands génies de l’antiquité comme l’antiquité traitait ses dieux ; il les encense sans ménagement, et les imite avec précaution. En les louant à l’excès, sans vouloir trop leur ressembler, il a tout à la fois la satisfaction si douce de médire de son siècle, et la prudence si nécessaire de rechercher son suffrage.

La philosophie, ou pour employer une expression qui ne fasse peur à personne, la raison, nous a appris que le ton de l’histoire doit être moins oratoire et plus simple. Mais en nous délivrant d’un mal, elle en fait sans le vouloir un autre ; c’est de mettre la plume à la main d’une multitude d’auteurs médiocre, qui ont saisi avec avidité ce genre d’écrire, comme celui de tous qui exige le moins qu’on tire de son propre fonds, rien n’étant plus commode que de trouver dans les ouvrages des