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PRÉFACE.

verain. Un pareil corps également instruit et sage, organe de la raison par devoir, et de la prudence par état, ne fera entrer de lumière dans les yeux des peuples que ce qu’il en faudra pour les éclairer peu à peu sans les blesser ; il se gardera bien de jeter brusquement la vérité au milieu de la multitude, qui la repousserait avec violence ; il lèvera doucement et par degrés le voile qui la couvre. Réconciliée ainsi de jour en jour avec ceux qui auraient pu la craindre, elle se verra insensiblement conduite et établie sur son trône, sans qu’il en ait coûté de trouble et d’effort pour l’y placer ; et la nation instruite, pour ainsi dire, à petit bruit, et presque avant de s’en être aperçue, sera également surprise et flattée de ses progrès. Si Louis le Gros, prince éclairé pour son temps, eût institué une Académie telle que la nôtre ; si l’abbé Suger son ministre eût senti, comme Richelieu, combien un semblable établissement pouvait influer sur l’esprit national, les superstitions dont nous venons d’accuser et de plaindre leur malheureux siècle auraient été, sinon tout à coup anéanties, au moins minées successivement et sans relâche, et par conséquent au grand avantage de la raison, du monarque et du royaume, auraient disparu un ou deux siècles plus tôt.

J’en suis fâché pour les détracteurs de l’esprit philosophique ; mais quand il sera dirigé vers des objets si utiles, tant pis pour ceux qu’il épouvanterait encore. Il ne pourrait, au contraire, trop dominer dans l’Académie Française, pour seconder les vues sages et indubitables du gouvernement en faveur du progrès des lumières. Ce serait donc une grande illusion de croire, comme l’ont prononcé des littérateurs très-peu académiques, que cette compagnie doive être exclusivement composée de poètes et d’orateurs ; et d’ailleurs, où trouver à la fois quarante grands écrivains contemporains, tant orateurs que poètes ? c’est à peu près ce que toutes les nations ensemble en ont produit depuis deux mille ans. Ces deux classes d’hommes dont la nature est si avare, devenues tout à coup assez nombreuses pour peupler à elles seules une académie, ressembleraient à ces deux chœurs d’opéra, dont l’un avait pour titre, troupe de héros, et l’autre, troupe d’amans contens. L’Académie Française est d’ailleurs journellement occupée d’un dictionnaire, dont la perfection exige la connaissance approfondie d’un grand nombre d’objets, et beaucoup de précision dans la manière de les présenter. Cette compagnie a donc besoin d’ouvrir ses portes, non-seulement aux orateurs et aux poëtes, mais aux bons écrivains dans tous les genres, grammaire, métaphysique, histoire, beaux-arts, érudition même et sciences exactes. Je vais sans doute proférer une espèce de blasphème littéraire ; mais j’oserai dire que Malebranche eût peut-être été mieux placé à l’Académie Française, qu’à celle des sciences. Il n’est pas bien sûr que Malebranche fût un grand philosophe ; mais il est certain que son style offre le meilleur modèle de la manière dont les ouvrages philosophiques doivent être écrits. Si l’on ne cherche en le lisant qu’à s’instruire, on apprendra que nous voyons tout en Dieu ; qu’il y a des petits tourbillons ; que nous ne sommes assurés de l’existence des corps que par la foi, ce qui signifie ; comme l’a dit uu de ses critiques, que si nous ne lisions