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PRÉFACE.

primer ainsi, de cette vanité rentrée, cça pour se consoler de l’indifférence qu’on lui montre, feint de repousser ce qu’on ne pense point à lui offrir. Malgré ce faux dédain et cet orgueil de commande, l’empressement général des gens de lettres pour l’Académie n’en est nî moins réel, ni moins estimable : et quel bien cette ambition ne peut-elle pas produire entre les mains d’un gouvernement éclairé ? Plus il attachera de prix aux honneurs littéraires, et de considération à la compagnie qui les dispense, plus la couronne académique deviendra une récompense flatteuse pour les écrivains distingués qui joindront au mérite des ouvrages l’honnêteté dans les mœurs et dans les écrits. Celui qui se marie, dit Bacon, donne des otages à Infortune ; l’homme de lettres qui tient ou qui aspire à l’Académie, donne des otages à la décence. Cette chaîne, d’autant plus puissante qu’elle est volontaire, le retiendra sans effort dans les bornes qu’il serait peut-être tenté de franchir. L’écrivain isolé, et qui veut toujours l’être, est une espèce de célibataire, qui ayant moins à ménager, est par là plus sujet ou plus exposé aux écarts. L’autorité, il est vrai, peut l’obliger à être sur ses gardes ; mais n’est-il pas plus doux et plus sûr d’y intéresser l’amour-propre ? S’il y avait eu une Académie à Rome, et qu’elle y eût été florissante et honorée, Horace eût été flatté d’y être assis à côté du sage Virgile son ami : que lui en eût-il coûté pour y parvenir ? d’effacer de ses vers quelques obscénités qui les déparent ; le poëte n’aurait rien perdu, et le citoyen aurait fait son devoir. Parla même raison, Lucrèce, jaloux de l’honneur d’appeler Cicéroii son confrère, n’eût conservé de son poëme que les morceaux sublimes où il est si grand peintre, et n’aurait supprimé que ceux où il donne, en vers prosaïques, des leçons d’athéisme, c’est-à-dire, où il fait des efforts aussi coupables que faibles, pour ôter un frein à la méchanceté puissante, et une consolation a la vertu malheureuse.

Ce point de vue si intéressant n’est pas le seul sous lequel l’Académie puisse être envisagée. Non-seulement tout gouvernement sage a intérêt que sa nation ait des mœurs, il a de plus intérêt qu’elle soit éclairée, parce que l’ignorance et l’erreur sont également funestes aux souverains et aux sujets, et ne peuvent être utiles qu’aux tyrans. Mais parmi les vérités importantes que les gouvernemens ont besoin d’accréditer, il en est qu’il leur importe de ne répandre que peu à peu, et comme par transpiration insensible 5 parce que le préjugé de la nation, souvent plus fort que l’autorité même, se révolterait contre ces vérités, si elles se montraient d’abord trop à découvert. Qui aurait osé, par exemple, au douzième siècle, heurter de front, même avec l’appui des souverains, les superstitions enracinées sur les épreuves judiciaires, sur les croisades, sur la crainte d’obéir aux monarques excommuniés ? Chaque siècle a de même ses erreurs chéries, toujours contraires aux vrais intérêts des peuples, souvent même à ceux de l’autorité légitime, et c’est à la destruction lente et paisible de ces erreurs, que le gouvernement peut employer avec succès les sociétés littéraires, surtout une compagnie semblable à celle dont les productions, faites pour être répandues, doivent être plus propres à fléchir et à diriger les opinions vers le bien général de la nation et du sou-