Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, II.djvu/99

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Si vous voulez connaître, monsieur, plus en détail et plus à votre aise toute la misère de la théologie jansénienne, lisez le gros livre d’un de leurs oracles modernes, intitulé : de l’action de Dieu sur les créatures ; c’est un de ceux dont ils font le plus de cas : c’est même l’ouvrage qu’un de mes jansénistes me conseille de lire pour me convertir, et m’éclairer ; vous verrez partout dans ce livre un grand philosophe, un métaphysicien précis, clair et profond ; vous y verrez comment Dieu opère tout en nous, parce que la moindre de nos actions est un degré d’être ; vous y verrez comment Dieu, qui produit selon l’auteur toutes nos actions, même les plus criminelles, n’est cependant point auteur du péché, parce que le péché, même le plus atroce, est une simple privation, un néant ; d’où il résulte que Dieu, en nous damnant éternellement pour le péché, nous damne éternellement pour rien ; vous verrez toute cette théologie si lumineuse et si satisfaisante, exposée à la manière des géomètres, ornée des grands mots de théorème, d’axiome, de corollaire, et présentant à toutes les pages la magnifique formule ce qu’il fallait démontrer. Vous verrez enfin, au chapitre des autorités que l’auteur cite en faveur de son opinion, avec quel soin et quel discernement il les a recueillies, jusqu’à ne pas oublier celle de Virgile, dont le suffrage est en effet d’un si grand poids en matière théologique :

Ponuntque ferocia Pœni
Corda volente deo[1].

Tout ce que j’appréhende, c’est que les partisans de la bulle n’y opposent l’autorité d’Horace ; car si Virgile était janséniste, Horace, qui le valait bien, était moliniste.

Det vitam, det opes, animum mî æquum ipse parabo[2].

Je doute cependant que cette difficulté si grave eut embarrasse l’illustre auteur de l’action de Dieu sur les créatures ; car à l’autorité de Virgile en faveur de cette action, il a eu soin d’en joindre une centaine d’autres aussi respectables, Orphée, Homère, Hésiode, Archiloque, Pythagore, Solon, Théognis de Mégane, Sophocle, Euripide, Eschyle, Pindare, Simonide, Cicéron et plusieurs autres, auxquels il renvoie ses lecteurs, comme à autant de Pères de l’Église.

Me trouvez-vous à présent bien coupable, monsieur, d’avoir pris la liberté d’apprécier les inepties janséniennes ? C’est pour-

  1. Les Carthaginois, par la volonté de Jupiter, car c’est le dieu dont Virgile parle, déposent leur férocité. Énéid. I. v. 306.
  2. Que Dieu me donne la vie, les richesses, je me ferai à moi-même un cœur juste. Horace, épître I. 18. dernier vers.