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ÉLOGE

les deux plus belles années de ma vie ! les tentations sont à trois ou quatre mille lieues d’ici. Franchement nous n’avons pas grand mérite à vivre dans l’ordre

» Il vient de venir un vent si furieux, que nous nous sommes tous regardés : et cependant, ô la bonne chose, que la bonne conscience ! nous n’avons pas trop peur. Sur cette mer qui a un minois si terrible, et où j’entends les gens du métier dire, cela ne vaut rien, il n’en faudrait pas beaucoup comme celui-là, je suis tranquille. D’où vient cela ? je ne joue plus ; la bassette ne m’est plus de rien : je songe un peu à l’autre vie. Je ne tuais personne, mais à grand’peine disais-je mon bréviaire ; et plus d’une fois j’ai quitté le jeu pour aller débrider vêpres, et puis retourner quêter un sonica. Quand on en use ainsi, on doit craindre les dangers. En vérité, la mer en colère est un prédicateur pathétique ; et le P. Bourdaloue se tairait devant elle

» Oh le beau sermon que vient de faire le P. Le Comte ! Il se bourdalise beaucoup : en voilà deux de suite de la même force. Il est éloquent, familier et touchant ; et je vois que nos autres prédicateurs ne sont plus si empressés. Ils voient au moins la plupart, qu’après qu’ils ont bien crié, bien sué, on ne leur dit rien ; on commence vêpres. Mais ce P. Le Comte n’est pas de même : chacun l’embrasse, chacun l’essuie ; on ne veut pas qu’il s’enrhume, parce qu’on veut l’entendre encore…

» Le P. Gerbillon a prêché sur l’enfer avec beaucoup d’esprit. Il dit de fort belles choses ; mais avec un peu trop de véhémence, qu’il saura bien modérer à la Chine : car on n’y prêche point, on parle de bon sens, on raisonne juste ; et quand les Chinois voient un prédicateur tout hors de lui, qui crie du haut de la tête, ils se mettent à rire, et disent : À qui en a-t-il ? contre qui veut-il se battre ? et croit-il me persuader en me montrant qu’il se laisse aller à ses passions, et que la colère le transporte ?

» À la fin, la grande partie d’échecs vient d’être décidée. Nous jouions en vingt parties liées, le chevalier de Fourbin et le P. Gerbillon contre moi. L’émulation s’y était mise ; un mauvais coup nous faisait pâlir. L’auditoire ou plutôt les spectateurs attentifs par dessus l’épaule, gardaient un profond silence, qu’ils ne rompaient de temps en temps que par des cris d’admiration. Ils ne pouvaient comprendre comuient le roi ne nous donnait pas ses armées à commander, et ne comptaient pour rien le maréchal de Créqui. Voilà qui est beau. Mais à la fin j’ai perdu, et j’ai eu besoin des Essais de morale pour nf empêcher d’être fâché. Par bonheur j’avais lu depuis peu le Traité de l’amour-propre, et j’ai trouvé une belle occasion de m’humilier. Le soir, en faisant mon petit examen de la journée, je tombai sur les échecs, et examinai bien sérieusement d’où venait que j’avais si grande envie de gagner ; et après avoir bien retourné mon cœur, je trouvai que c’était par vanité. Alors je demandai à Dieu la grâce de me faire perdre, si cela pouvait être bon à m’humilier. Qu’arriva-t-il ? nous jouâmes le lendemain, et depuis ce moment-là je ne me suis point défendu. Je fus assez fâché dans le mo-