Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, III.djvu/520

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ment et sans distinction, tout ce que la littérature avait alors de plus célèbre ; il portait ses coups jusqu’à l’Académie prise en corps, et fut en cela moins avisé que l’avait été Despréaux lui-même, malgré son talent et son goût pour la satire. Cet illustre écrivain, n’étant pas encore membre de la compagnie, avait eu dessein de finir le premier chant de son Art poétique par ces deux vers, qui devaient terminer le portrait d’un mauvais poète :


Et dans l’Académie, orné d’un nouveau lustre.
Il fournira bientôt un quarantième illustre.


Mais il eut la prudence de les retrancher à l’impression, pour ne pas déplaire à un corps où il avait la secrète envie d’entrer tôt ou tard ; car, en l’attaquant même, il était bien loin de le mépriser, et désirait encore plus d’être le confrère de Bossuet, de Corneille et de Racine, qu’il ne craignait d’être celui de Chapelain, de Cotin et de Cassagne. Boissy ne fut pas aussi sage, et s’aliéna, par son imprudence, tous ceux qu’il avait besoin de ménager. C’est ainsi qu’ont débuté plusieurs écrivains, qui, par ce fatal essai de leurs talens, se sont perdus à l’entrée de leur course. Celui dont nous parlons en fit long-temps la triste épreuve. Il a fallu qu’il vieillît dans le repentir, et qu’il expiât, par de longs chagrins, les torts de sa jeunesse, pour parvenir à les faire oublier, et pour recueillir de ses travaux quelques fruits tardifs, dont il n’aurait tenu qu’à lui de jouir beaucoup plus tôt.

On ne saurait trop répéter aux jeunes gens qui, nés avec quelques dispositions, entrent dans la carrière des lettres, que souvent le bonheur de leur vie tient encore moins au succès de leurs premiers ouvrages qu’à la nature de ces ouvrages même ; et que la satire surtout est le genre le plus fâcheux par lequel ils puissent s’annoncer. Il est vrai qu’un auteur qui déchire ses confrères, est à peu près assuré, quelque grossièrement qu’il les déchire, d’être lu et quelquefois goûté pour un moment, parce que la satisfaction de voir le mérite outragé, est le premier besoin de la méchanceté oisive et jalouse ; mais l’imprudent écrivain qui se charge d’apprêter les poisons dont elle se nourrit, est encore plus sûr d’être promptement oublié, qu’il ne l’était d’être applaudi quelques instans ; on ne peut échapper à cet oubli, qu’en joignant à la rage si commune de médire, le talent très-rare de médire avec grâce et avec finesse. D’ailleurs, si cette triste et vile occupation fournit quelques secours passagers à la misérable existence de ceux qui s’y livrent, elle ne leur fait pas un ami parmi ceux qui les lisent, et même qui les encouragent : en vain le jeune et ardent satirique se pare de la protection sourde de quelques ennemis des lettres, dont le nom lui paraîtrait