Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, III.djvu/521

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pour en imposer, mais qui, sans crédit comme sans honneur, sont encore plus dégradés que lui-même dans l’opinion publique ; il ne devrait pas se méprendre sur les motifs cachés de ces protecteurs humilians, bien plus occupés de nuire, s’ils le peuvent, aux talens connus, que d’appuyer la médiocrité qu’ils méprisent et qu’ils immolent, en la faisant servir à leur haine impuissante et ténébreuse. Plus d’un Zoïle de nos jours mourrait de confusion et de douleur, s’il pouvait entendre avec quel dédain profond et cruel ses prétendus Mécènes s’expliquent sur ses productions et sur sa personne, s’il pouvait être témoin de la bassesse pusillanime dont ils désavouent l’indigne appui qu’ils lui prêtent, et qu’ils voudraient pouvoir cacher, comme ridicule et avilissant pour eux. Un autre malheur attaché à ce métier déplorable, plus digne de pitié que de courroux, c’est qu’après l’avoir d’abord embrassé par bassesse, on est réduit à la nécessité flétrissante de n’en point avoir d’autre, et de continuer à l’exercer en frémissant contre soi-même, parce qu’on se voit avec remords privé pour jamais, et par sa faute, de cette considération personnelle, le plus précieux bien d’un homme de lettres : on éprouve le sort de ces génies malfaisans de l’Écriture, qui, condamnés à des tourmens éternels, cherchent, dans le mal qu’ils veulent faire aux hommes, un vain soulagement à leurs supplices ; ou plutôt on est semblable à ces vils rebuts de l’espèce humaine, dont la profession est condamnée à l’infamie par la voix même du peuple, et qui, repoussés et proscrits par toutes les autres classes de la société, sont contraints, pour soutenir et traîner leur vie honteuse, de rester avec désespoir dans l’état qui fait leur opprobre. Les âmes douces, honnêtes et élevées, qui connaissent le prix de l’estime publique et de la paix avec soi-même et avec les autres, peuvent appliquer à la satire ce qu’un philosophe persan a dit des mariages, que si le premier mois est la lune du miel, le second est la lune de l’absynthe (1).

Des réflexions si utiles aux jeunes écrivains, et surtout aux jeunes poètes, ne paraîtront ni longues ni déplacées à la tête de cet article, quand on saura combien Boissy désirait que tous les gens de lettres en fussent bien pénétrés. Il n’avait eu que trop d’occasions de les faire pour lui-même, et nous les a souvent communiquées avec douleur et avec confiance dans les dernières années de sa vie ; nous les donnons comme une espèce de testament de mort qu’il a laissé à ses successeurs ; mais par malheur ce testament ne fera guère de conversions, les gens de lettres, ainsi que le reste des hommes, ne croient que leur propre expérience, et ne la croient que lorsqu’il n’est plus temps d’en profiter.