Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, IV.djvu/253

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sensibles et peu remarquables en elles-mêmes, qui conduisent à la fortune.

Parmi ces qualités, les nations en comptent quelques-unes dont on ne se douterait pas. Lorsqu’ils parlent d’un homme à qui ils promettent une grande fortune, ils mettent au nombre de ses moyens d’avoir un poco di matto (un peu de folie). En effet, il n’y a peut-être point de qualités plus propres à la fortune, que d’avoir peu de raison et peu d’honnêteté : ceux aussi qui ont plus aimé leur patrie ou leur prince qu’eux-mêmes n’ont jamais fait fortune, et ne le pouvaient ; car quand on a transporté ses pensées hors de soi, on ne peut plus retrouver son chemin.

Une fortune rapide et inattendue rend les hommes turbulens et téméraires, une fortune lente et achetée les rend tout à la fois prudens et courageux.

Les hommes sages, pour écarter ou pour consoler l’envie, imputent tous leurs succès à la Providence et à la fortune ; par ce moyen, ils peuvent parler de ces succès avec plus de décence et de liberté ; l’orgueil est d’ailleurs flatté, quand on peut se faire regarder par les autres comme l’objet particulier du soin de la Providence : cette idée jette un air de majesté sur l’homme. C’est ainsi que César, ranimant son pilote durant une tempête, lui disait : Tu portes César et sa fortune. C’est par la même raison que Sylla s’est fait appeler l’Heureux , et non le Grand ; et l’on a souvent remarqué que ceux qui, dans les affaires, ont voulu donner tout à l’industrie et rien à la fortune, ont fini par échouer. On dit que Timothée l’Athénien, après avoir rendu compte de ses succès au peuple d’Athènes, ayant ajouté que la fortune n’y avait eu aucune part, cessa dès ce moment de réussir dans aucune de ses entreprises.

CHAPITRE XV.
De la Louange.

La louange est le renvoi et comme la réflexion de la vertu ; elle participe, ainsi que la lumière, de la nature des miroirs qui la réfléchissent. Si la louange vient du peuple, la réflexion est trouble et fausse ; elle accompagne plus souvent la vanité et l’orgueil, que la véritable vertu. En effet, il y a bien des vertus du premier ordre, qui ne sont pas faites pour être aperçues par le peuple. Les petites vertus obtiennent ses louanges, les vertus médiocres l’étonnent, les grandes lui échappent ; mais ce qui le frappe surtout, c’est l’apparence de la vertu et son image. La réputation est trop souvent semblable à un fleuve qui porte les