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qui ne seraient pas en état de lire les originaux. » Si nous manquons de goût, j’ignore où il s’est réfugié ; ce n’est pas au moins faute de modèles dans notre propre langue, qui ne cèdent en rien aux anciens. Pour ne comparer que des morts, qui osera mettre Sophocle au-dessus de Corneille, Euripide au-dessus de Racine, Théophraste au-dessus de La Bruyère, Phèdre au-dessus de La Fontaine ? Ne bornons donc point notre bibliothèque classique aux traductions, mais ne les en excluons pas. Elles multiplieront les bons modèles ; elles aideront à connaître le caractère des écrivains, des siècles et des peuples ; elles feront apercevoir les nuances qui distinguent le goût universel et absolu du goût national.

La troisième loi arbitraire que les traducteurs ont subie, c’est la contrainte ridicule de traduire un auteur d’un bout à l’autre. Par là le traducteur, usé et refroidi dans les endroits faibles, languit ensuite dans les morceaux éminens. Pourquoi d’ailleurs se mettre à la torture pour rendre avec élégance une pensée fausse, avec finesse une idée commune ? Ce n’est pas pour nous faire connaître les défauts des anciens qu’on les met en notre langue, c’est pour enrichir notre littérature de ce qu’ils ont fait d’excellent. Les traduire par morceaux, ce n’est pas les mutiler, c’est les peindre de profil et à leur avantage. Quel plaisir peut faire dans une traduction de l’Énéide, l’endroit où les Harpies enlèvent le dîner des Troyens ; dans une traduction de Cicéron, les plaisanteries froides et quelquefois grossières qui déparent ses harangues ; dans la traduction d’un historien, les endroits où sa narration n’offre rien d’intéressant, ni par les choses, ni par le style ? Pourquoi enfin transplanter dans une langue ce qui n’a de grâces que dans une autre, comme les détails de l’agriculture et de la vie pastorale, si agréables dans Virgile et si insipides dans toutes les traductions en prose qu’on en a faites ? Le précepte si sage d’Horace, d’abandonner ce qu’on ne peut traiter avec succès, n’est-il donc pas pour les traductions comme pour les autres genres d’écrire ?

Nos littérateurs trouveraient surtout un avantage considérable à traduire ainsi par morceaux détachés certains ouvrages qui renferment assez de beautés pour faire la fortune de plusieurs écrivains, et dont les auteurs, s’ils avaient eu autant de goût que d’esprit, effaceraient ceux du premier rang. Quel plaisir, par exemple, ne feraient pas Sénèque et Lucain, resserrés et réduits ainsi par un traducteur habile ? Sénèque, si excellent à citer et si fatigant à lire de suite, qui tourne sans cesse avec une rapidité brillante autour du même objet, différent en cela de Cicéron, qui avance toujours vers son but, mais avec lenteur ;