Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, IV.djvu/49

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Lucain, le Sénèque des poëtes, si plein de beautés mâles et vraies, mais trop déclamateur, trop monotone, trop plein de maximes et trop dénué d’images ? Les seuls écrivains qui demanderaient à être traduits en entier, sont ceux dont l’agrément est dans leur négligence même, tels que Plutarque dans ses Vies des Hommes illustres, où, quittant et reprenant à chaque instant son sujet, il converse avec son lecteur sans l’ennuyer jamais.

Ce qu’on propose ici, de ne traduire les anciens que par morceaux détachés, conduit à une autre réflexion qui, à la vérité, n’a qu’un rapport indirect à la matière présente, mais qui peut être utile. On se borne, dans le cours des études, à mettre entre les mains des enfans un petit nombre d’auteurs, et même à ne leur en montrer pour l’ordinaire qu’une assez petite partie qu’on leur fait expliquer et apprendre : on charge indifféremment leur mémoire de ce que cette partie contient de bon, de médiocre et même de mauvais ; et grâces au peu de goût de la plupart des maîtres, les vraies beautés sont pour l’ordinaire celles qu’on leur fait remarquer le moins. Ne serait-il pas infiniment plus avantageux de choisir dans les différens ouvrages de chaque auteur ce qu’ils contiennent de plus excellent, et de ne présenter aux enfans, dans la lecture des anciens, que ce qui mérite davantage d’être retenu ? Par ce moyen ils se rendraient propre, non tout ce que les anciens ont pensé, mais ce qu’ils ont pensé de mieux ; ils connaîtraient le génie et le style d’un plus grand nombre d’écrivains ; ils auraient enfin l’avantage d’orner leur esprit en formant leur goût. Un tel recueil, s’il était fait avec choix, pourrait n’être pas immense, et le temps ordinaire des études suffirait pour se le rendre familier. Nous ne saurions trop exhorter quelque littérateur habile à l’entreprendre ; mais ce littérateur devrait posséder deux qualités dont la réunion est assez rare, être profondément versé dans la lecture des anciens, et en même temps être dégagé de toute superstition en leur faveur. Il ne faudrait pas qu’il ressemblât à ce ridicule enthousiaste d’Homère, qui, ayant entrepris de souligner, dans les ouvrages de ce grand poëte, tout ce qu’il y trouverait d’admirable, eut, au bout de trois lectures, souligné son livre d’un bout à l’autre. Un tel homme pouvait-il se flatter de connaître les vraies beautés d’Homère, et Homère lui-même eût-il été flatté d’avoir un pareil admirateur ?

Je reviens à mon sujet. Les principes de l’art de traduire, exposés dans ce discours, sont ceux que j’ai cru devoir suivre dans la traduction que je donne de différens morceaux de Tacite ; quelques uns de ces morceaux avaient déjà vu le jour ; le public