Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, IV.djvu/481

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’y prenois bien peu de part quand j’y étois. C’étoit pourtant une grande époque, celle de la fameuse guerre de trente ans, & des célebres négociations qui l’ont suivie ; on faisoit alors les plus grandes & les plus belles actions ; on s’égorgeoit & on se trompoit d’un bout de l’Europe à l’autre ; c’étoit, à ce qu’on dit, le temps des grands Princes, des grands Généraux & des grands Ministres ; je ne prenois part ni à leurs illustres massacres, ni à leurs augustes secrets, & je méditois paisiblement dans ma solitude.

Christine

Vous n’en faisiez pas mieux ; un Sage comme vous aurait pu être beaucoup plus utile au monde. Au lieu d’être enfermé dans votre poêle au fond de la Nord-Hollande, occupé de Géométrie, de Physique, & quelquefois, soi dit entre nous, d’une Métaphysique assez creuse, vous auriez bien mieux fait d’aller dans les Armées & dans les Cours, & d’y persuader aux hommes d’y vivre en paix.

Descartes

J’y aurais vraiment été bien reçu ! Persuader aux hommes de ne pas s’égorger, sur-tout quand ils ne savent pas pourquoi ils s’égorgent ! Quand on est réduit à prouver des choses si claires, c’est perdre sa peine que de l’entreprendre. Je me souviens de ce qui arriva, pendant la guerre de Vespasien & de Vitellius, à un certain Philosophe dont parle Tacite ; il s’avança entre les deux armées, qui étoient en présence & voulut, par une belle déclamation contre la guerre, leur persuader de mettre bas les armes, & de s’en aller chacune de leur côté. Le Philosophe fut baffoué & roué de coups, & on se battit mieux que jamais.

Christine

On assure que vous feriez aujourd’hui plus content de l’espèce humaine. Tous les morts qui viennent ici depuis quelque temps, & les Philosophes même qui nous arrivent, conviennent que les esprits s’éclairent, & que la raison fait des progrès.

Descartes

Si elle en fait, c’est, je crois, bien insensiblement. Il est inconcevable avec quelle lenteur les Nations en corps cheminent vers le bien & vers le vrai. Jettez les yeux sur l’Histoire du Monde, depuis la destruction de l’Empire Romain jusqu’à la renaissance des Lettres en Europe ; vous ferez enragée du degré d’abrutissement où le genre humain a langui pendant douze siècles.

Christine

Les Peuples cheminent lentement, il est vrai ; mais