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TAITI.

on voit une quantité d’anguilles et d’écrevisses. Je ne pouvais m’empêcher d’admirer cette scène et de la comparer à un endroit non cultivé des zones tempérées. Je me sentais de plus en plus convaincu que l’homme, ou tout au moins l’homme sauvage, dont la raison n’était encore qu’en partie développée, doit être l’enfant des tropiques.

Avant que la nuit fût tout à fait venue, j’allai me promener à l’ombre des bananiers en remontant le cours du torrent. Je fus bientôt arrêté, car le torrent formait en cet endroit une cataracte ayant 200 ou 300 pieds de haut ; au-dessus de celle-là, il y en avait encore une autre. Je ne mentionne toutes ces chutes dans le cours du ruisseau que pour donner une idée de l’inclinaison générale du sol. Le petit bassin dans lequel se précipite le torrent est entouré de bananiers ; on dirait que le vent n’a jamais soufflé en cet endroit, car les grandes feuilles de cet arbre, couvertes d’écume, sont parfaitement intactes, au lieu d’être brisées en mille filaments, comme elles le sont ordinairement. Suspendus comme nous l’étions sur le flanc de la montagne, les profondes vallées voisines offraient un spectacle magnifique ; d’un autre côté, les hautes montagnes du centre de l’île nous cachaient à moitié le ciel. Quel sublime spectacle que de voir la lumière disparaître graduellement sur ces pics élevés !

Avant de se coucher, le plus vieux Taïtien se mit à genoux et, les yeux fermés, répéta une longue prière dans sa langue maternelle. Il pria en vrai chrétien, qui ne craint pas le ridicule, et qui ne fait pas ostentation de sa piété. De même aussi ni l’un ni l’autre de mes deux guides n’aurait rien voulu manger sans prononcer d’abord une courte prière. Les voyageurs qui pensent que le Taïtien ne prie que sous les yeux du missionnaire auraient dû se trouver avec nous ce soir-là sur le flanc de la montagne. Il pleut très-fort pendant la nuit, mais notre toit de feuilles de bananier nous garantit de la pluie.

Au point du jour mes guides préparent un excellent déjeuner, tout comme ils avaient préparé le dîner la veille au soir. Ils font certainement grande fête au repas : je puis même dire que j’ai rarement vu des hommes manger autant. Je suppose qu’ils ont l’estomac distendu, parce que la plus grande partie de leur alimentation consiste en fruits et en légumes qui contiennent sous un volume donné une partie comparativement fort petite d’éléments nutritifs. Je poussai, sans le savoir, mes compagnons à violer une de