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COUP D’ŒIL RÉTROSPECTIF.

de misérables déserts. On ne peut guère leur attribuer que des caractères négatifs ; on n’y trouve, en effet, ni habitations, ni eau, ni arbres, ni montagnes ; à peine y rencontre-t-on quelques arbustes rabougris. Pourquoi donc ces déserts — et je ne suis pas le seul qui ait éprouvé ce sentiment — ont-ils fait sur moi une si profonde impression ? Pourquoi les Pampas, encore plus plats, mais plus verts, plus fertiles et qui tout au moins sont utiles à l’homme, ne m’ont-ils pas produit une impression semblable ? Je ne veux pas essayer d’analyser ces sentiments, mais ils doivent provenir en partie du libre essor donné à l’imagination. Les plaines de la Patagonie sont illimitées ; c’est à peine si on peut les traverser, aussi sont-elles inconnues ; elles paraissent être depuis des siècles dans leur état actuel et il semble qu’elles doivent subsister pour toujours sans que le moindre changement s’accomplisse à leur surface. Si, comme le supposaient les anciens, la terre était plate et entourée d’une ceinture d’eau ou de déserts, véritables fournaises qu’il serait impossible de traverser, qui n’éprouverait une sensation profonde, mais mal définie, au bord de ces limites imposées aux connaissances humaines ?

me reste à signaler, au point de vue du pittoresque, le panorama qui se déroule aux pieds du voyageur parvenu au sommet d’une haute montagne. À certains égards, le tableau n’est certainement pas beau, mais le souvenir que l’on en emporte dure longtemps. Quand, parvenu, par exemple, au sommet de la plus haute crête de la Cordillère, on regarde autour de soi, on reste stupéfait, débarrassé que l’on est de la vue des détails, des dimensions colossales des masses qui vous entourent.

En fait d’êtres animés, rien ne cause peut-être autant d’étonnement que la vue du sauvage, c’est-à-dire de l’homme à l’état le plus infime. L’esprit se reporte vers le passé et on se demande si nos premiers ancêtres ressemblaient à ces hommes, à ces hommes dont les signes et la physionomie nous sont moins intelligibles que ceux des animaux domestiques ; à ces hommes qui ne possèdent pas l’instinct de ces animaux et qui cependant ne semblent pas avoir en partage la raison humaine, ou tout au moins les arts qui en découlent. Je ne crois pas qu’il soit possible de décrire la différence qui existe entre le sauvage et l’homme civilisé. On peut dire cependant que c’est à peu près celle qu’il y a entre l’animal sauvage et l’animal domestique. Une grande partie de l’intérêt que l’on éprouve en voyant un sauvage est ce sentiment qui vous pousse