Page:Daudet - Jack, II.djvu/322

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

son devoir de le faire. Je devais m’y attendre. Est-ce que c’était possible, un bonheur si grand, à moi ! Si vous saviez combien de fois je me suis dit : « C’est trop beau. Cela ne se fera pas… » Eh bien, cela ne s’est pas fait. Voilà.

Un effort de sa volonté refoula le sanglot qui l’étouffait. Il se leva péniblement. M. Rivals lui prit les mains :

— Pardonne-moi, mon pauvre enfant… C’est moi qui suis coupable en tout ceci. Mais je croyais faire deux heureux.

— Non, monsieur Rivals, ne vous accusez pas. Ce qui arrive devait arriver. Cécile était trop au-dessus de moi pour pouvoir m’aimer. La pitié que je lui inspirais a pu lui faire illusion un moment, son bon cœur l’a égarée. À présent elle y voit plus clair, et la distance qui nous sépare lui fait peur. N’importe, écoutez bien ceci, mon cher ami, et répétez-le lui de ma part. Il y a une chose qui m’empêchera toujours de lui en vouloir, si dur que soit le coup dont elle m’accable…

Il montra les champs, le ciel, tout l’horizon, d’un geste agrandi.

… L’an dernier, par une journée semblable, j’ai senti que j’aimerais Cécile, j’ai cru qu’elle pourrait m’aimer ; et j’ai commencé le plus heureux, le seul heureux temps de ma vie, une année pleine, incomparable, qui, maintenant que je la regarde, me semble résumer toute une existence. J’étais né ce jour-là, je