Page:Daudet - L’Immortel (Lemerre 1890).djvu/111

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postiches dont l’existence affuble les hommes, les deux copains de Louis-le-Grand se retrouvaient identiques à ce qu’ils étaient sur leur banc de classe : l’un violent, exalté, toujours en révolte ; l’autre docile, hiérarchique, avec un fond d’indolence qui s’était développé au calme des champs. Après tout, Védrine avait peut-être raison : même avec l’assurance de réussir, cela valait-il de tant s’agiter ? Surtout il s’effrayait pour sa sœur, la pauvre infirme, toute seule à Clos-Jallanges pendant qu’il ferait ses démarches et visites de candidat. Rien que pour quelques jours d’absence elle s’alarmait, s’attristait, lui avait écrit le matin une lettre navrante.

À ce moment, il passait devant la caserne des dragons et fut distrait par l’aspect des faméliques attendant, de l’autre côté de la chaussée, qu’on leur distribue des restes de soupe. Venus longtemps d’avance, de peur de perdre leur tour, assis sur les bancs ou debout alignés contre le parapet du quai, terreux, sordides, avec des cheveux, des barbes d’hommes-chiens, des loques de naufragés, ils restaient là sans bouger, sans se parler, en troupeau, guettant jusqu’au fond de la grande cour militaire l’arrivée des gamelles et le signe de l’adjudant qui leur en permettrait l’approche. Et c’était terrible, dans la splendeur du jour, cette rangée silencieuse d’yeux de fauves, de mufles