Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/138

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manèges ? Vous restez seule avec lui très longtemps… Tout à l’heure j’étais là… Je vous voyais… » Il baissait la voix comme si le souffle lui eût manqué… « Que cherchez-vous donc, étrange et cruelle enfant ? Je vous ai vue repousser les plus beaux, les plus nobles, les plus grands. Ce petit de Géry vous dévore des yeux, vous n’y prenez pas garde. Le duc de Mora lui-même n’a pas pu arriver jusqu’à votre cœur. Et c’est celui-là qui est affreux, vulgaire, qui ne pensait pas à vous, qui a toute autre chose que l’amour en tête… Vous avez vu comme il est parti !… Où voulez-vous donc en venir ? Qu’attendez-vous de lui ?

— Je veux… Je veux qu’il m’épouse. Voilà. »

Froidement, d’un ton radouci comme si cet aveu l’avait rapprochée de celui qu’elle méprisait tant, elle exposa ses motifs. La vie qu’elle menait la poussait à une impasse. Elle avait des goûts de luxe, de dépense, des habitudes de désordre que rien ne pouvait vaincre et qui la conduiraient fatalement à la misère, elle et cette bonne Crenmitz, qui se laissait ruiner sans rien dire. Dans trois ans, quatre ans au plus, tout serait fini. Et alors les expédients, les dettes, la loque et les savates des petits ménages d’artistes. Ou bien l’amant, l’entreteneur, c’est-à-dire la servitude et l’infamie.

« Allons donc, dit Jenkins… Et moi, est-ce que je ne suis pas là ?

— Tout plutôt que vous, fit-elle en se redressant… Non, ce qu’il me faut, ce que je veux, c’est un mari qui me défende des autres et de moi-même, qui me garde d’un tas de choses noires dont j’ai peur quand je m’ennuie, des gouffres où je sens que je puis m’abîmer, quelqu’un qui m’aime pendant que je travaille, et relève de faction ma pauvre vieille fée à bout de for-